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En août 1953, la première grève massive dans les services publics contraint le gouvernement à renoncer à appliquer ses décrets-lois prolongeant de deux ans l’âge de la retraite.
Au printemps 1953, il y a déjà de l’électricité dans l’air. Les renseignements généraux du Pas-de-Calais signalent dès le mois de mai que, « des réactions de la part des fonctionnaires apparaissent probables au cas où les bruits qui circulent concernant des mesures de blocage de l’avancement et de recul de l’âge de la retraite recevraient confirmation ».
Mais le gouvernement ne prend visiblement pas ce genre d’avertissement au sérieux. Un gouvernement faible, issu de compromis laborieux entre les partis de droite et du centre1 après trente six jours de vacance du pouvoir, dirigé par un politicien à l’ancienne, industriel conservateur, Joseph Laniel. Il ne brille ni par son habileté politique, ni par sa compréhension des enjeux sociaux, et veut se montrer énergique. Il croit réussir un bon coup en se faisant octroyer par le Parlement des pouvoirs exceptionnels pour trois mois lui permettant de légiférer par décrets-lois pendant l’été.
Le mois d’août, durant lequel beaucoup de salariés prennent les deux semaines de congés payés auxquelles ils ont droit, lui paraît la bonne période pour prendre des mesures impopulaires sans redouter un mouvement social de grande ampleur.
Pourtant, d’ultimes alertes lui parviennent, comme celle du préfet du Pas-de-Calais qui, dans les premiers jours du mois d’août, conseille au gouvernement de se montrer prudent : « Pour l’instant, le légalisme des fonctionnaires reste entier ; mais il pourrait être ébranlé par des mesures dont ils feraient presque seuls les frais. »
Le gouvernement ne croit pas son préfet. Pour limiter le déficit public, creusé en particulier par le coût de la guerre d’Indochine, il cherche à modifier le statut des fonctionnaires en aplatissant la grille d’avancement, en reculant l’âge de la retraite de deux ans, en prônant un recours de plus en plus important aux non-titulaires, et enfin, en bloquant les salaires. Mais à l’annonce, le 4 août 1953, des décrets lois préparés par le ministre des Finances Edgar Faure, les fonctionnaires répondent par une brusque flambée de grèves.
Tout part de la base
Dans un premier temps, le 4 août, la CGT, la CFTC et le Syndicat autonome de la Poste appellent à débrayer une heure. Mais à Bordeaux, dans la cour de la poste principale, les personnels veulent aller plus loin. La grève est votée et, aussitôt, les grévistes téléphonent à leurs collègues, dans tout le pays. Deux jours plus tard, la grève est générale dans les PTT (Postes, télégraphes et téléphones).
D’autres fonctionnaires s’y mettent. Le 7, il y a 2 millions de grévistes. La CFTC et la CGT appellent la fonction publique à une grève d’avertissement de vingt-quatre heures, le samedi 8 août. La SNCF, EDF, les gaziers, Air France, la RATP suivent massivement. Le dimanche 9 août, le gouvernement Laniel publie un décret qui vise le régime particulier de retraites des cheminots. Ces derniers poursuivent alors la grève.
Au Parlement, socialistes et communistes réclament une convocation d’urgence de l’Assemblée. Pour cela, il faut que plus de 209 députés la demandent. Mais le président de l’Assemblée, Edouard Herriot, n’ouvre plus son courrier dès réception de la 209e demande pour ne pas être obligé de convoquer une session extraordinaire… ce qui ne fait qu’aggraver la tension !
Le 12, Laniel s’adresse au pays : « Je dis non à la grève ! » et pose comme préalable à toute discussion la fin du mouvement. Pour toute réponse, le 13, la grève s’étend à la métallurgie et aux mines, aux banques, aux assurances, à la construction navale ; le 14, au bâtiment et à l’industrie chimique. Le 15, on compte 4 millions de grévistes.
Les ordures ménagères commencent à s’amonceler sur les trottoirs. Les retards dans la distribution du courrier, l’encaissement des chèques postaux ou les transactions financières, les pannes des communications téléphoniques et l’immobilisation des trains participent au blocage du pays. Les ordres de réquisition lancés par le gouvernement sont sans effet.
Des femmes nombreuses dans la grève
« Il faut que ça change ! », « Ça ne peut plus durer ! », clament en août les grévistes, faisant écho à une large partie de la population qui, des ouvriers aux petits indépendants, s’impatiente. En juillet, les vignerons avaient barré les routes du Midi, action reprise par les éleveurs du Centre. Déjà, les méthodes musclées d’opposition aux contrôles fiscaux des commerçants et des artisans du Lot assurent la notoriété de Pierre Poujade.
Les griefs des uns et des autres entretiennent une contestation permanente de l’autorité du gouvernement. La grève se déroule la plupart du temps dans une ambiance joyeuse, malgré quelques heurts ici ou là. La presse de l’époque remarque la mobilisation des postières, nombreuses dans les PTT.
Un journaliste rapporte les propos d’une militante CFTC d’un central téléphonique, évoquant le cas de ces jeunes filles qui s’étaient montrées capables de résister aux ordres de réquisition, malgré les objurgations de leurs parents et les menaces policières.
Dans un centre de chèques postaux, le mécontentement accumulé fait descendre dans la rue des milliers de femmes et de jeunes filles qui y étaient employées, témoigne Madeleine Colin, dirigeante de la fédération CGT des PTT : « La plupart d’entre elles, non seulement n’avaient jamais fait grève, mais ne connaissaient rien de la lutte syndicale, de l’organisation des travailleurs. »
Sortie de crise
Ceux qui condamnent la grève semblent souvent presque aussi sévères à l’égard du pouvoir politique. Le ministre des Finances, Edgar Faure, note dans ses Mémoires l’évolution de l’opinion des Parisiens qu’il prend en auto-stop. Sévères, les premiers temps, envers une action qui les prive de transports en commun, ses passagers finissent par s’agacer de l’obstination gouvernementale, rendue responsable de la prolongation du conflit. C’est aussi pourquoi, en coulisse, notamment autour du président de la République, le socialiste Vincent Auriol, des médiateurs s’emploient à trouver une solution.
Dans la nuit du 20 au 21 août, le gouvernement annonce le « succès » des négociations avec la CFTC et FO. Un bref communiqué de la présidence du Conseil résume les grandes lignes du compromis : ouverture de consultations sur l’application des décrets contestés, mesures contre le chômage, relèvement des bas salaires.
Chez les grévistes, l’espoir le dispute à la méfiance. Les assemblées générales sont houleuses. Si FO et la CFTC appellent à la reprise le 21, la CGT, qui dénonce leur « trahison », appelle cependant elle aussi le 25, alors que le mouvement se délite, à la reprise du travail.
Le gouvernement renoncera à ses décrets-lois. Au cours des deux années suivantes, les salaires des fonctionnaires progresseront de 14 %. Quant aux régimes spéciaux de retraite, la mémoire de la grève de 1953 en détournera les gouvernants pour longtemps.
ON LÂCHE RIEN !