PHOTO : © Juliette de Montvallon

Dans cet article de la journaliste Solange de Fréminville paru, le 26 août 2024, dans les pages numériques du magazine « Alternatives Economiques », vous découvrirez qu’il n’y a pas qu’en Champagne que des travailleurs étrangers sont victimes de traitements inhumains s’apparentant à de l’esclavage.

Partout en France, dans les filières arboricole, viticole et maraîchère, au cœur d’un système où, en toute impunité, l’emploi précaire est devenu la norme, hors de tout contrôle, les saisonniers étrangers cumulent les vulnérabilités

Lire l’article ci-dessous :

Le 26 Août 2024 – Temps de lecture : 8 min

Au pied du mont Ventoux, comme ailleurs en France, certains saisonniers agricoles étrangers sont particulièrement maltraités par leurs employeurs. Les syndicats tentent de réagir.

PHOTO : © Juliette de Montvallon

 
Pas de salaire, pas de jour de repos, un hébergement indigne. Sous l’étincelant soleil de Provence, au pied du mont Ventoux, dix-sept saisonniers agricoles marocains ont été réduits au cours de l’été 2023 à ce qui s’apparente à de l’esclavage.
 
Hébergés sur l’exploitation maraîchère et de polyculture de Malemort-du-Comtat (Vaucluse) où ils travaillaient, ils ont été privés d’eau et d’électricité quand ils ont voulu faire valoir leurs droits, et l’entreprise a opportunément déclaré faillite. Au dénuement s’est ajoutée l’angoisse de n’être jamais payés. Ils n’ont survécu que grâce à la solidarité des habitants et d’associations, notamment les Restos du cœur et le Secours catholique.
 
En juillet 2023, la direction du travail, alertée, en a informé la justice. Six mois après, le parquet de Carpentras plaçait en garde à vue le gérant de l’exploitation et son comptable, puis ouvrait une information judiciaire des chefs de « traite d’êtres humains », travail dissimulé, conditions de travail et d’hébergement indignes.
 

Les victimes auraient témoigné avoir été doublement flouées : contraintes de débourser de grosses sommes pour obtenir leurs contrats, elles devaient aussi être payées à leur retour au Maroc, au tarif local, au lieu d’être salariées en France.

Soutenus par des syndicats, FO d’abord, puis la CFDT, les dix-sept saisonniers marocains ont engagé des recours aux prud’hommes. Certains d’entre eux ont gagné un premier référé. L’employeur, placé en redressement judiciaire, a été condamné au paiement des salaires, des heures supplémentaires, des frais de procédure, ainsi qu’au versement de dommages et intérêts.

En juin dernier, l’heure était à relancer des recours pour chacun des salariés concernant leurs rémunérations et le logement indigne sur l’exploitation agricole. Ils étaient aussi dans l’attente de leurs titres de séjour, auxquels ont droit les victimes de traite d’êtres humains.

Pourtant, rien de plus officiel que leur recrutement. Tous ont été embauchés sous l’égide de l’Office français d’immigration et d’intégration (Ofii), qui encadre la migration de saisonniers venus du Maroc et de Tunisie pour une filière agricole très gourmande en main-d’œuvre. Leur nombre « a explosé », annonçait en juillet 2023 Didier Leschi, directeur général de l’organisme, qui se vantait aussi auprès de l’AFP d’« en faire venir en permanence ».

Ils étaient plus de 31 000 en 2023, recrutés principalement au Maroc, presque autant qu’en 2022, soit trois fois plus qu’en 2021 ou dans les années 2010, au bénéfice de l’agriculture méridionale, selon les données obtenues auprès du ministère de l’Intérieur.

Il y a trois ans, celui-ci a pris en main l’ensemble des procédures liées aux contrats saisonniers sous l’égide de l’Ofii, qu’il a en outre dématérialisées et centralisées à Avignon, pour faciliter les embauches – libéralisant un peu plus un dispositif déjà peu contraignant.

« Auparavant, les demandes des entreprises étaient contrôlées par les directions départementales du travail qui vérifiaient que des offres d’emploi avaient bien été publiées au préalable et que chaque employeur était en règle, notamment payait ses cotisations à la Mutualité sociale agricole », rappelle Jean-Yves Constantin, de la SGA-CFDT, la fédération agro­alimentaire de la centrale dirigée par Marylise Léon.

Recrutements officiels

Le nouveau mode de gestion a favorisé, plus encore qu’avant, les abus sur une population de saisonniers étrangers vulnérables. Ces abus ne sont pas rares, et ils se produisent quel que soit le mode de recrutement – Ofii, travail détaché, embauche d’étrangers européens ou extra-européens, déjà présents sur le sol français ou non, avec ou sans papiers.

Le scandale le plus retentissant a éclaté en Provence, dans les années 2010. L’entreprise espagnole de travail temporaire Terra Fecundis convoyait alors des milliers de travailleurs détachés ­latino-américains depuis l’Espagne, principalement pour l’arboriculture. Logements précaires et insalubres, conditions de travail pénibles, c’était « Germinal dans les exploitations agricoles », a dénoncé le juge marseillais, en mai 2021. La société espagnole (sous le nouveau nom de Work for all), accusée en outre de fraude sociale, a été sévèrement condamnée par la justice, de même que des agriculteurs français.

e nombre de travailleurs détachés dans le secteur agricole a alors chuté, expliquant le retour en grâce des contrats Ofii, selon le principe des vases communicants. L’effectif des saisonniers agricoles étrangers – aujourd’hui 20 % des salariés en contrat à durée déterminée dans l’agriculture – progresse en effet depuis vingt ans.

De grandes entreprises viticoles préfèrent s’appuyer sur des sous-traitants chargés de gérer l’emploi saisonnier – la porte ouverte à d’autres dérives. Il y a un an, dans la prospère Champagne, plus de 150 Ukrainiens, embauchés par des prestataires pour les vendanges, ont été logés dans des conditions indignes, de même que 57 Maliens, Mauritaniens et Sénégalais venus de la région parisienne, en majorité sans papiers, qui, en plus, n’ont pas été payés. La justice a ouvert des enquêtes pour traite d’êtres humains.

Cinq ans auparavant, toujours dans les vignes champenoises, près de 200 saisonniers, la plupart afghans, avaient subi le même sort. Seuls les sous-­traitants ont été condamnés, à de la prison ferme, jugement confirmé en appel en 2022.

La riche viticulture bordelaise n’est pas plus exemplaire. Le parquet de Libourne a mis en lumière il y a un an l’exploitation de plusieurs dizaines de Roumains, pour des salaires dérisoires, sans ­compter les brimades, les privations et l’hébergement insalubre.

Plus récemment, dans les Landes, où fleurissent les exploitations spécialisées dans la culture de carottes, les victimes étaient colombiennes et équatoriennes. Un intermédiaire véreux monnayait cher ses services, depuis la promesse d’embauche jusqu’à la fourniture de faux papiers d’identité espagnols, l’hébergement et le transport.

Omerta

Ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Dans les filières arboricole, viticole et maraîchère, au cœur d’un système où l’emploi précaire est devenu la norme, hors de tout contrôle, les saisonniers étrangers cumulent les vulnérabilités : d’abord, « la précarité administrative, leur droit au séjour étant lié à leur contrat de travail et donc au pouvoir discrétionnaire de leur employeur » ; ensuite, « leur dépendance vis-à-vis de la personne qui les recrute à la demande de l’entreprise, par exemple un chef d’équipe auquel ils sont liés par une dette économique et morale », décrit le sociologue Frédéric Décosse, qui travaille sur ce sujet depuis une quinzaine d’années.

La dette est économique, parce que l’embauche se monnaye en amont et les oblige à s’endetter. Elle est aussi morale, parce que le recruteur fait appel à un réseau d’interconnaissances dans le pays d’origine, parfois dans un même village. Ainsi, pas question d’incriminer « des passeurs » qui restent l’exception.

Piégés, ces travailleurs étrangers n’ont d’autre choix que de se soumettre aux conditions de travail qui leur sont imposées, aussi pénibles soient-elles. Semaines intensives, salaires à la tâche masqués sous un paiement à l’heure, heures supplémentaires sous-payées… et hébergement indécent.

« Le logement, c’est le point noir », souligne le sociologue. S’ils ne protestent pas, c’est qu’« ils sont révocables à tout moment », ajoute-t-il. Et si, malgré tout, ils reviennent d’une année sur l’autre, c’est pour rembourser leurs dettes et gagner enfin le salaire qu’on leur a fait miroiter.

Du côté des employeurs, « l’omerta règne sur ce sujet : les grandes maisons chez qui travaillent ces saisonniers, mais aussi les collectivités, les préfectures… Tout le monde sait, mais ferme les yeux. Et les grandes maisons ne sont jamais mises en cause », dénonce José Blanco, secrétaire général de l’intersyndicat CGT des salariés du champagne, qui observe la même loi du silence dans le Bordelais. D’autant qu’il y a très peu de contrôles de l’inspection du travail, celle-ci ayant des moyens extrêmement réduits.

Pour informer les saisonniers – ils sont 120 000 en Champagne en septembre – de leurs droits , l’organisation syndicale conduit chaque année les « caravanes des vendanges ». Et, dès qu’elle repère une situation illégale, alerte les services de l’Etat, les associations, et ses propres avocats. Surtout, elle lutte pour changer le système, en appelant l’Etat à faire évoluer la législation et en interpellant les organisations professionnelles.

« Nous avons demandé que des règles soient inscrites dans le cahier des charges de l’AOC champagne, notamment sur les salaires, et que des sanctions soient appliquées pour ceux qui ne les respectent pas, en déclassant la récolte », détaille José Blanco.

Depuis un an, la révélation très médiatisée de la mort de quatre vendangeurs sous l’effet de la chaleur et de nouveaux cas de traite d’êtres humains ont amené des acheteurs étrangers à s’interroger et des médias anglo-saxons à se pencher sur le sujet, selon la CGT. La réputation internationale du champagne, dont la majorité des volumes est exportée, est désormais en jeu.