Une vendangeuse fait une pause pour se rafraîchir, pendant une canicule, dans un vignoble de champagne, à Ludes (Marne), le 8 septembre 2023. © FRANCOIS NASCIMBENI/AFP

Dans cet article, ci-dessous, Aline Leclerc, intitulé : « Fortes chaleurs : vers une prise de conscience par les employeurs d’un nouveau risque au travail », paru le 01 novembre 2024 dans le journal « le Monde », explore les initiatives adoptées dans certains secteurs pour protéger les travailleurs exposés aux fortes chaleurs au cours des canicules répétées que nous connaissons depuis plusieurs années, en l’absence de température maximale légale pour arrêter le travail.

Bien que des mesures aient été adoptées pour les vendangeurs en Champagne, elles restent insuffisantes. En 2024, le Comité Champagne a mis en place une fonctionnalité de prévisions météo et des rappels aux employeurs pour l’hydratation et les pauses. Cependant, les recommandations de la CGT Champagne, comme par exemple, la suppression du travail à la tâche au profit du passage à un paiement horaire revalorisé, l’aménagement d’horaires adaptés, l’instauration d’hébergements décents pour les saisonniers, etc., ont été ignorées, bien que leur mise en œuvre ait pu mieux répondre aux besoins de sécurité des travailleurs dans cette industrie.

Cet article met en lumière le contraste entre les risques et les mesures, et incite à se pencher sur les actions possibles, secteur par secteur, branche par branche, ou au niveau de chaque entreprise pour protéger davantage les saisonniers.

L’intersyndicat CGT du champagne

Fortes chaleurs : vers une prise de conscience par les employeurs d’un nouveau risque au travail

Si le code du travail ne fixe pas une température précise au-delà de laquelle il faudrait cesser le travail, certains secteurs, comme le BTP, ont commencé à s’adapter.

Par Aline Leclerc

Publié le 01 novembre 2024 à 15h58

Temps de Lecture 5 min.

Une vendangeuse fait une pause pour se rafraîchir, pendant une canicule, dans un vignoble de champagne, à Ludes (Marne), le 8 septembre 2023. © FRANCOIS NASCIMBENI/AFP

Décalage des horaires, chômage technique, équipements rafraîchissants… La récente succession d’étés très chauds a obligé les secteurs les plus exposés à réfléchir à leur adaptation. Si le code du travail n’indique pas une température précise au-delà de laquelle il conviendrait de suspendre l’activité, l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) estime qu’une vigilance est nécessaire à partir de 28 °C pour un travail physique, et de 30 °C pour un travail de bureau. Dans ce cas, comme dans la prévention des risques de chute de hauteur ou de blessure par machine, c’est à l’employeur d’assurer la sécurité du salarié.

Si des quatre décès survenus pendant les vendanges de 2023 en Champagne un seul a été officiellement causé par la chaleur – il n’y a pas eu d’enquête approfondie pour les trois autres –, ces drames concomitants et leur forte médiatisation ont tout de même entraîné localement une « prise de conscience générale », selon les mots de Philippe Cothenet, secrétaire général adjoint de l’intersyndicat CGT des salariés du champagne.

Le Comité interprofessionnel du vin de Champagne indique ainsi avoir déployé, en 2024, un plan d’action pour « renforcer les conditions d’emploi des travailleurs saisonniers ». Il n’en décrit que succinctement les mesures dans sa réponse écrite au Monde : la mise en place d’une fonctionnalité « météo » sur son application pour l’envoi d’alertes en temps réel, afin d’« adapter le planning de travail des vendangeurs si besoin », et le rappel aux employeurs de leurs obligations – temps de pause allongés, mise à disposition d’eau fraîche… Des réunions se sont par ailleurs tenues dès janvier, sous l’égide du préfet de la Marne, pour préparer les vendanges de 2024, durant lesquelles une cellule de suivi s’est réunie quotidiennement, week-end compris, pour l’« identification immédiate de situations indésirables ».

Droit au chômage technique

Aucune victime n’est à déplorer cette année. La météo, cependant, a été particulièrement clémente. « Il y a eu du mieux, mais cela reste de petites améliorations, souligne Philippe Cothenet. Plutôt que des formations aux gestes qui sauvent, on voudrait éviter d’avoir à réanimer quelqu’un ! Or aucune de nos propositions n’a été retenue. »

La principale : cesser le paiement du travail à la tâche, au kilo. « Pour les travailleurs, c’est plus rentable que le paiement au taux horaire, qui malheureusement reste au smic. Le problème, c’est que cela les incite à ne pas s’accorder de pause, même pour se désaltérer », déplore le syndicaliste. Dans un secteur où une bonne part de la main-d’œuvre est étrangère, employée par des prestataires, un système en « poupées russes » qui, pour la CGT, déresponsabilise les donneurs d’ordre, c’est aussi d’une lutte contre la précarité qu’il est question. Ainsi des conditions d’hébergement. M. Cothenet affirme avoir encore constaté, lors des vendanges en septembre, des campements sous tente : « En cas de canicule, si vous n’avez pas un endroit correct où dormir et prendre une douche fraîche, cela dégrade votre état pour le reste de la journée. » Dans ce contexte, interroge-t-il, comment comprendre que le gouvernement ait pu autoriser cet été, par décret, la suppression du repos hebdomadaire pendant les vendanges ?

Un autre décret, publié en juin, a été bien accueilli, au contraire, par les syndicats de travailleurs du bâtiment et des travaux publics : aboutissement d’un intense lobbying du monde du BTP, la canicule a rejoint la liste des intempéries ouvrant le droit au chômage technique sur les chantiers. « Ce risque est désormais pris en charge de matière mutualisée par nos entreprises, qui cotisent à un pot commun. Si la chaleur oblige l’une d’entre elles à suspendre l’activité, ses travailleurs sont indemnisés à hauteur de 75 % du salaire », explique Anthony Laudat, président de la commission des affaires sociales de la Fédération française du bâtiment.

Ce régime peut être déclenché en cas de vigilance orange ou rouge annoncée par Météo-France. « C’est une revendication que nous portions depuis 2018, se félicite Frédéric Mau, secrétaire de la fédération bois-construction de la CGT. Mais, avec des épisodes de chaleur de plus en plus fréquents, ça ne suffira pas ! » « Les entreprises ne pourront pas faire du chômage intempérie pendant un mois, il faut trouver comment s’adapter sans systématiquement arrêter le travail », abonde Christophe Ruas, chef de file des sujets bien-être et prévention à la Fédération nationale des travaux publics (FNTP).

Ce printemps, pour la première fois, la FNTP, épaulée par l’INRS et la direction générale du travail, a publié un rétroplanning pour aider les employeurs à préparer l’été. « Le code du travail demande de “mettre de l’eau fraîche à disposition”, ainsi qu’une “base vie avec une température acceptable”, ça reste très flou. On a donc détaillé toutes les situations possibles, et les façons de s’organiser », précise M. Ruas. Par exemple, comment faire suivre la base vie quand les salariés changent de chantier dans la journée, quels sont les équipements de protection les plus adaptés… « Il faut tout anticiper, insiste-t-il. Commencer des travaux tôt le matin, s’il y a des riverains, cela peut être compliqué. Amputer des heures d’un sommeil réparateur, ça ne va pas de soi, ça se discute avec les syndicats. »

Des « gilets rafraîchissants »

« L’adaptation, cela dépend de la taille de l’entreprise et de l’état du dialogue social, estime pour sa part Patrick Blanchard, secrétaire national de la fédération construction-bois de la CFDT. Dans les grands groupes du BTP, il y a une culture de prévention plus forte, avec parfois des aménagements des horaires. Mais, dans les plus petites entreprises, il ne se passe pas grand-chose. Quand il y a cinq niveaux de sous-traitance, si le dernier échelon veut gagner quelque chose, il n’a qu’une solution : travailler le plus vite possible, en se passant au maximum de sécurisation. S’il fait chaud, il ne va pas s’arrêter une semaine. » Il déplore que les chantiers ne soient pas davantage contrôlés, « faute d’inspecteurs du travail en nombre suffisant ».

Il faut, par ailleurs, un minimum de masse salariale pour avoir un plein droit aux indemnités du congé intempérie, rappelle la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment. « Et il n’est pas forcément évident de décaler les horaires de travail si l’on intervient chez un particulier », souligne sa vice-présidente en charge des questions sociales, Corine Postel. Pour elle, l’adaptation ne doit ainsi pas se faire par une réglementation uniforme, mais au cas par cas : « De grandes entreprises auront peut-être plus de moyens pour investir dans des structures protégeant du soleil, tandis qu’une de nos couvreuses a testé cet été des gilets rafraîchissants. »

L’idée de faire entrer dans le code du travail un seuil précis de température à ne pas dépasser sur le lieu de travail, comme l’envisage une proposition de loi déposée en janvier par le député « insoumis » Hadrien Clouet, ne fait ainsi pas l’unanimité. « Certaines situations de travail peuvent être dangereuses au-dessous de 28 °C ou maîtrisées au-delà de 30 °C, la température de l’air ne suffit pas à évaluer les risques, fait valoir Jennifer Shettle, responsable du pôle information juridique à l’INRS. Il y a un ensemble d’éléments à prendre en compte : le vent, l’humidité, si l’activité est sédentaire ou non, l’acclimatation… » Si Philippe Cothenet et Patrick Blanchard y sont au contraire favorables, Frédéric Mau se dit aussi « sceptique » : « A Marseille, s’ils doivent s’arrêter dès qu’il fait 28 °C, ils ne vont jamais pouvoir bosser ! Le code couleur météo nous semble plus pertinent. »

Si de premières avancées sont notables dans le BTP, particulièrement exposé, l’adaptation reste balbutiante dans de nombreux secteurs. Jennifer Shettle a été interpellée cet été par des travailleurs aux métiers très variés, « en boulangerie, de petits commerces, des employés de spa… ». C’est après que des salariés se sont sentis mal, avec 43 °C relevés dans un entrepôt, qu’un accord a été signé sur un site logistique d’Eram, dans le Maine-et-Loire. « C’est un accord a minima, mais qui a le mérite de cadrer les process : en cas d’alerte orange, les horaires sont automatiquement décalés pour commencer plus tôt, précise Sébastien Hervé, coordinateur CFDT des sites du chausseur. Mais ça ne s’applique que sur un site. Il faudrait que la loi oblige les entreprises à négocier en local avec les salariés sur le sujet des températures extrêmes, comme c’est le cas sur les salaires. »

A titre individuel, le salarié peut toujours exercer son droit de retrait, s’il s’estime en danger grave et imminent. Frédéric Mau, lui, préfère que les syndicats exercent leur droit d’alerte : « C’est collectif, cela évite à un gars de se retrouver seul devant le patron. Mais le dérèglement climatique n’a pas fini de nous poser des questions sur la façon d’organiser l’entreprise et sur le droit du travail ! »