Retrouvez ci-dessous l’article du journaliste Samuel Eyene paru dans le journal l’Humanité, le 21 août 2024, intitulé : dans les vignes, le gouvernement Attal taille les conditions de travail à la serpe, ainsi que l’interview de Philippe Cothenet Secrétaire général adjoint de l’Intersyndicat CGT du champagne, qui à cette occasion a pu exposer pourquoi la CGT Champagne dénonce la dégradation délétère des conditions de travail dans cette profession au cours des vendanges.
Bien évidemment, Philippe n’a pas pu dénoncer l’ensemble des points qui constituent cette dégradation des conditions de travail, tout comme il n’a pas pu évoquer l’absence de sanctions envers les donneurs d’ordre et des prestataires de services, seul garde-fou au respect des préconisations prévues dans le plan « ensemble pour les vendanges en Champagne » présenté par le Comité champagne en juin dernier. Mais nous aurons tout le loisir de développer tous ces sujets à chaud pendant la vendange 2024 qui, une fois de plus, risque malheureusement d’être émaillée par quelques scandales similaires à ceux que nous avons connus lors de la vendange de la honte en 2023.
Dans les vignes, les conditions de travail foulées du pied.
À quelques semaines des vendanges, un décret publié en catimini le 10 juillet légalise la suspension du repos hebdomadaire des salariés agricoles, durcissant ainsi leur quotidien au profit des patrons.
Chaque année, près de 120 000 saisonniers vendangent dans le vignoble champenois. © Leligny/ANDBZ/ABACAPRESS.COM
L’ivraie ne pousserait donc pas que dans les champs. À moins d’un mois du début des vendanges dans le Grand Est, les 120 000 saisonniers qui investissent annuellement la région pour récolter des raisins auront la surprise de voir leurs droits légèrement modifiés pour cette nouvelle saison. La faute à une mauvaise herbe semée par le ministre de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire Marc Fesneau et Catherine Vautrin, ministre du Travail, de la Santé et des Solidarités.
L’affaire remonte aux élections législatives anticipées. Alors que le camp macroniste sort défait du scrutin, le gouvernement alors contraint à la démission, jette ses dernières peaux de bananes : il a fait paraître, le 10 juillet, un décret permettant aux vignerons de supprimer le repos hebdomadaire de leurs salariés lors de certaines activités agricoles.
Dans le détail, le texte stipule que cette suspension ne s’applique qu’aux « récoltes réalisées manuellement, en application d’un cahier des charges lié à une appellation d’origine contrôlée (AOC) ou à une indication géographique protégée (IGP) ». Les vins tels que les 363 AOC, dont les raisins sont recueillis à la main, sont notamment concernés. Et cette suppression ne peut se justifier qu’une « fois au plus sur une période de trente jours ».
Moët Hennessy Champagne Services condamné en 2023
Une douche froide pour les salariés. « Ce décret porte atteinte à nos droits de travailleurs. On a peur que cela ne pose plus de limites et qu’il persiste au-delà des vendanges », fulmine Aurélien Guttin, ouvrier viticole à Chablis (Yonne). Pour ce quadragénaire qui exerce la profession depuis vingt ans, cette disposition ne participe qu’à la dégradation des conditions de travail des salariés agricoles.
« Les employeurs n’ont pas attendu ce décret pour faire comme bon leur semble. J’ai déjà été amené à travailler sept jours sur sept, pendant un mois et demi, pendant la période des moissons, quand j’avais 25 ans », témoigne-t-il sans donner le nom de son employeur de l’époque.
Aujourd’hui, l’homme est devenu conseiller prud’homal en particulier pour répondre à ces abus du Code rural. « Encore l’année dernière, je suis intervenu sur une affaire concernant un apprenti faisant de la traite de vaches et qui travaillait sans arrêt », confie-t-il.
Actuellement, selon l’article L714-1 du Code rural et de la pêche maritime, les salariés agricoles ont droit à une journée de repos le dimanche et à une période de repos d’au moins onze heures par jour. Mais il existe des situations où les employeurs peuvent faire appel à des dérogations : « En cas de circonstances exceptionnelles, notamment de travaux dont l’exécution ne peut être différée, le repos hebdomadaire peut être suspendu pour une durée limitée », précise le même texte.
Mais la mauvaise interprétation de cet article de loi a déjà donné lieu à des litiges. Ainsi, en 2023, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne (Marne) a condamné la société Moët Hennessy Champagne Services, propriété du groupe LVMH, à une amende administrative de 17 000 euros pour avoir méconnu la durée minimale du repos hebdomadaire aux dépens de vendangeurs.
Le décret pris par le gouvernement sert donc à faciliter l’exploitation des ouvriers agricoles. Mais, surtout, « cela fait suite à la série de concessions faites par le gouvernement aux agriculteurs dans la foulée des blocages de cet hiver », rappelle Maryse Treton, de la fédération CGT de l’agroalimentaire.
Les syndicats avaient été consultés dans le cadre d’une réunion animée par le ministère du Travail en amont de la parution de ce décret. La CGT et FO s’étaient opposés à ce texte. « C’est dans la droite ligne de ce qu’exigeait déjà le patronat, au nom de la simplification, pour ensuite faire sauter les normes sociales et environnementales. Mais ce sont les salariés qui sont les fusibles dans cette histoire », considère Maryse Treton.
La CFDT Agri-Agro avait, elle, émis un avis favorable en échange de garanties. « Nous avons formulé des recours pour réduire l’utilisation de ce décret dans le temps car il faut d’abord pouvoir en évaluer les effets sur la santé des ouvriers », estime Benoît Delarce, secrétaire national de la CFDT Agri-Agro.
Des salariés payés à la tâche
Pourtant, les conditions de travail des salariés agricoles sont, hélas, bien connues. Entre 2015 et 2019, la Mutualité sociale agricole (MSA) dénombrait ainsi 35 703 accidents du travail parmi les salariés de la production agricole. Et dans un contexte de fortes chaleurs, quatre ouvriers ont perdu la vie au cours des vendanges à l’automne dernier en Champagne. La CGT champagne avait d’ailleurs appelé à réformer le Code rural et de la pêche maritime.
À la fin du mois d’août 2023 déjà, les vignerons de la région avaient obtenu, grâce à l’État, un assouplissement des règles d’hébergement des travailleurs saisonniers pendant les vendanges : ils peuvent désormais accueillir jusqu’à dix travailleurs par chambre, contre six auparavant.
« Le problème est bien plus profond que la suspension du repos hebdomadaire. C’est le système des vendanges qu’il faudrait modifier », explique Corinne Lantheaume, ouvrière agricole dans un château bordelais et membre de la CFDT Agri-Agro. Et de poursuivre : « On se retrouve avec des salariés qui sont exploités car ils ont besoin d’avoir de quoi subvenir à leurs besoins. Cela représente d’importantes heures de travail pour des gens qui n’ont peut-être pas d’autre emploi dans l’année. »
Mais la dégradation des conditions de travail des salariés agricoles s’expliquent aussi, en partie, par les contrats qu’ils signent. Habituellement, les travailleurs en contrat vendanges sont payés au Smic horaire brut. Mais ils peuvent aussi être payés à la tâche. Le salaire est alors calculé en fonction du nombre de kilos de raisins cueillis.
« C’est ce qui pousse parfois à des accidents, alerte Clément Davesne, ouvrier viticole chez Moët & Chandon. On dit qu’un vigneron réalise près de 10 000 coups de sécateur par jour. Parfois, on a des équipements pour atténuer tout cela, mais la pénibilité est toujours là. »
« Certains viticulteurs profitent de la misère »
En septembre 2023 quatre vendangeurs sont décédés en Champagne lors des vagues de chaleur. Philippe Cothenet Secrétaire général adjoint de la CGT Champagne, dénonce la dégradation délétère des conditions de travail dans cette profession.
« Dans certaines exploitations, les hébergements sont indignes, équipés de bâches en plastique et de palettes en bois sur lesquelles dorment les ouvriers » explique Philippe Cothenet. © Monasse T/ANDBZ/ABACAPRESS.COM
Où en est l’enquête sur la mort des ouvriers agricoles pendant les vendanges en Champagne, l’année dernière ?
Philippe Cothenet CGT champagne
Pour l’heure, nous n’en savons pas plus. Seules les familles ont eu accès au dossier et peuvent choisir de porter plainte ou non. D’après la presse régionale, il n’y a eu qu’un cas avéré d’accident du travail. Mais, quoi qu’il en soit, il faut agir pour empêcher que de tels drames ne surviennent à nouveau, surtout en cas de fortes chaleurs.
Même les inspecteurs du travail expliquent qu’ils n’ont pas les moyens de permettre aux salariés agricoles de cesser le travail en cas de situation critique, car il n’y a ni loi ni décret qui aillent dans ce sens. Pire, le gouvernement prend aujourd’hui des décisions contraires aux droits des travailleurs. Ces textes, comme le décret qui suspend le repos hebdomadaire des salariés agricoles, sont dangereux.
Comment expliquer la précarisation de cette profession ?
Plusieurs facteurs expliquent cela. C’est avant tout un métier très physique qui demande de faire face aux aléas climatiques. Il y a quarante ans, les salariés des vendanges travaillaient uniquement avec des contrats à taux horaire. Les gens venaient de Meurthe-et-Moselle, du Nord ou d’ailleurs, ils passaient leurs journées dans les vignes puis rentraient faire la fête. Malheureusement, ce n’est plus le cas depuis la fin des années 1980.
Les viticulteurs se sont peu à peu tournés vers les gens du voyage car la loi, alors, a rendu plus difficile l’accès à des logements pour les saisonniers. Ils ont également opté pour des sociétés prestataires. Ils ont cherché à aller toujours plus vite en réduisant les coûts. C’est là qu’est intervenu le problème du contrat de travail à la tâche. Les salariés qui y sont assujettis doivent désormais cueillir toujours plus pour espérer obtenir un salaire décent. On image l’amplitude horaire…
La récente inscription (le samedi 2 mars – NDLR) de l’agriculture dans le secteur des métiers en tension n’arrange pas les choses. Les sociétés de prestations ont maintenant le champ libre pour aller chercher de la main-d’œuvre étrangère, généralement en Afrique de l’Ouest ou en Europe de l’Est.
Elles font venir des personnes vulnérables, corvéables et qui n’iront probablement pas aux prud’hommes en cas de litige. La CGT champagne s’est déjà constituée partie civile dans des procès concernant des salariés exploités et non rémunérés. Certaines entreprises et certains prestataires viticoles tirent profit de cette misère humaine et, malheureusement, il faudrait une prise de conscience des donneurs d’ordres.
Dans certaines exploitations, les hébergements sont indignes, équipés de bâches en plastique et de palettes en bois sur lesquelles dorment les ouvriers. Dans ces campements, ces logements de fortune de type bidonville, s’entassent des familles entières venues de pays de l’Est. Cela a été le cas notamment dans la commune de Grauves, dans la Marne. Mais il en pullule partout ailleurs.
Il existe aussi les sociétés de prestations dites champignons. Ce ne sont pas les plus respectueuses du droit du travail. Elles sont créées une ou deux semaines avant le début des vendanges et disparaissent dès la fin de la saison pour éviter les contrôles ou les plaintes.
Que préconise donc la CGT pour éviter de nouveaux drames ?
L’une des premières réformes à mettre en place concerne l’arrêt des contrats à la tâche. C’est une mesure indispensable pour contrer cette précarisation à marche forcée. Mais cela ne peut se faire qu’à la condition d’une revalorisation du taux horaire bien au-delà du Smic. Dans les grands crus, le kilo de raisin se vend entre 8 et 12 euros. C’est le raisin le plus cher au monde. Pourtant, les travailleurs qui les récoltent sont payés le minimum légal.
Deuxièmement, le gouvernement doit permettre aux travailleurs d’avoir des pauses et de pouvoir s’arrêter en cas de canicule. Prenons l’exemple de l’Espagne. Dans le BTP, en cas de forte hausse des températures, les salariés sont tenus de faire une pause. Il faut également leur permettre de ne travailler que sur des amplitudes matinales.
Enfin, aujourd’hui, seule une poignée de grands vignobles accordent des journées de repos payées aux salariés. Ce devrait être la norme. Pourtant, le gouvernement vient d’autoriser les employeurs à suspendre un jour de repos hebdomadaire de leurs salariés. Cette mesure, aussi, doit être supprimée.
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