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Par Ishaq Ali Anis , Jeevan Ravindran , Robert Schmidt (Collectif We Report) et Stéphanie Wenger (Strasbourg, correspondance)

Publié le 11 décembre 2023 à 06h00, modifié le 11 décembre 2023 à 19h19
Temps deLecture 16 min.

ENQUÊTE :

Alors que 120 000 saisonniers sont employés chaque année pour récolter le raisin dans les vignes de la région, plusieurs affaires embarrassantes obligent les acteurs de la filière et les grandes maisons à s’interroger sur leurs conditions de travail et d’hébergement.

Triste année dans les vignes de Champagne…

Une femme et trois hommes y sont morts en septembre en participant aux vendanges : un Polonais, trois Français. Le plus jeune avait 19 ans, les autres entre 40 et 50 ans. L’une de ces personnes s’est écroulée alors qu’elle cueillait du raisin noir, une autre a fait un malaise avant de tomber d’un engin, une troisième a été retrouvée sans vie chez elle, après avoir également fait un malaise dans les vignes… Rien que des arrêts cardiaques, semble-t-il. Toutes avaient dû affronter, des heures durant, des températures folles, supérieures à 40 °C. La justice devra déterminer les causes précises de leur mort, dire aussi s’il y a eu des négligences, et identifier d’éventuels responsables. Pour qu’il y ait des poursuites pénales, un lien clair devra être établi entre ces décès et le non-respect des réglementations.

Le problème, pour la filière, c’est que ces enquêtes s’ajoutent à divers dossiers embarrassants. En septembre, des investigations ont été ouvertes auprès du parquet de Châlons-en-Champagne pour « traites d’êtres humains » concernant, cette fois, les conditions de travail et de rémunération d’une centaine de vendangeurs étrangers et sans papiers d’Afrique de l’Ouest ou travailleurs d’Europe de l’Est. Ailleurs, ce sont les structures d’hébergement qui ont été ciblées : quatre d’entre elles, jugées insalubres, ont fait l’objet de fermetures administratives depuis le début de l’année.

Ces affaires contribuent à lever le voile sur un visage méconnu du champagne, l’envers du décor, en quelque sorte : le monde des saisonniers employés durant la période de la récolte. Chaque année, sur trois à quatre semaines, la région accueille ainsi 120 000 personnes. Pourquoi de tels effectifs, nettement supérieurs à ceux des autres régions vinicoles ? Simplement parce que la réglementation en vigueur en Champagne exige que toutes les grappes soient coupées à la main, et non par une machine.

Situation inquiétante

Au regard de la masse de saisonniers employés, les drames ou incidents signalés peuvent paraître peu nombreux. C’est l’argument avancé par David Chatillon, président de l’Union des maisons de champagne (UMC), le regroupement des marques prestigieuses. Sans pour autant minimiser la gravité des faits (« Nous sommes sous le choc, abasourdis, il ne faut pas que cela se reproduise »), M. Chatillon souligne le « caractère très marginal » des cas problématiques. Même son de cloche du côté du Syndicat général des vignerons.

Il n’empêche : la situation est suffisamment inquiétante pour que le Comité interprofessionnel du vin de Champagne (CIVC), organisme rassemblant toute la filière, se soit alarmé fin septembre : « Il est capital que les dérives et les comportements inacceptables cessent. La sécurité et la protection des vendangeurs doivent devenir une priorité absolue. »

En réalité, les incidents plus ou moins graves, voire dramatiques, ne datent pas de cet été. Depuis dix ans, des centaines de victimes ont pu être recensées. Certes, d’autres régions sont confrontées à des problèmes similaires, comme le Bordelais cette année, mais la Champagne est particulièrement touchée. Ainsi, en septembre 2021, un prestataire et sept complices avaient été arrêtés pour avoir maltraité et sous-payé 350 vendangeurs bulgares pendant six ans et escroqué l’Etat français de plusieurs millions d’euros. Le CIVC a une autre raison d’être préoccupé et ne s’en cache pas : ces affaires portent atteinte à l’image de ce vin planétaire, à la santé prospère, fort de 325,5 millions de bouteilles produites en 2022, pour un chiffre d’affaires dépassant les 6 milliards d’euros.

Les acteurs de la filière profitent au mieux de ce succès. D’abord les propriétaires des vignes, qui vendent le raisin jusqu’à 8 euros le kilogramme, soit bien plus cher que dans d’autres vignobles ; ensuite les marques, qui assemblent les raisins et vendent les bouteilles dans le monde entier. Seuls les vendangeurs ne bénéficient pas de la manne…

Le Monde a enquêté auprès d’eux pendant des mois, et identifié, bien au-delà des dossiers dont la justice s’est saisie, plusieurs cas de travailleurs sans contrat, d’autres payés en dessous des normes, voire pas payés du tout, logés dans des conditions déplorables. Conclusion : bien des dérives échappent aux radars. Les procédures sont rares car les victimes, souvent étrangères, ne maîtrisent pas la langue et ignorent leurs droits. Sans oublier que certaines, en situation irrégulière, préfèrent se taire.

Comment expliquer la dégradation des conditions de travail constatée ces dernières années ? Bien des professionnels estiment qu’une sorte de fracture s’est produite. Il fut en effet un temps où les milliers de vendangeurs recrutés par les propriétaires des vignes étaient logés et nourris sur place, sous la tente ou dans des dortoirs au grenier. Ce n’était pas du luxe, loin de là, mais la proximité apportait de l’humanité, elle créait du lien et bien souvent une bonne ambiance.

Les « incontournables » prestataires

Cette époque, qui suscite de nos jours des souvenirs émus et un peu idéalisés, s’est achevée dans les années 1990, avec l’instauration de normes strictes en termes d’hébergement (un logement, en dur, 7 mètres carrés minimum par vendangeur), et de sanitaires (une douche pour six personnes). Aussi, la plupart des dix-sept mille propriétaires champenois y ont renoncé, faute de moyens, de place ou d’envie.

Et puis, les années passant, ils ont eu de plus en plus de mal, comme ailleurs en France, à recruter du personnel pour ce travail temporaire mais très pénible. Alors, ils se sont mis à recourir à des entreprises prestataires. Charges à elles de s’occuper de tout : enrôler des vendangeurs, les payer, les transporter sur le site, veiller à leurs conditions de travail, les loger, les nourrir… Au fil du temps, le lien entre cultivateurs et vendangeurs s’est donc distendu, ouvrant la voie à des abus.

Cette évolution s’est accompagnée d’un autre changement de fond, selon Dominique Ledemé, retraité de l’inspection du travail dans la Marne et ancien syndicaliste CFDT : la transformation du champagne de produit de terroir en produit de luxe. « Des capitaux ont afflué, moins intéressés par l’économie du territoire que par celle de l’entreprise, dit-il. Pour accroître la rentabilité, une des variables d’ajustement est le coût du travail. La baisse des rémunérations des vendangeurs a entraîné des difficultés de recrutement. Il a fallu chercher des gens avec moins de compétences. C’est un cercle vicieux. » Toujours d’après Dominique Ledemé, la situation est telle, désormais, que la vendange champenoise connaît « des zones de non-droit ».

Pour prendre la mesure de ce changement, il faut s’intéresser au milieu des prestataires, désormais « incontournables », selon les acteurs de la filière. A elles seules, ces sociétés chargées de la gestion des « petites mains » assureraient la moitié de la récolte annuelle. Sans elles, « on ne rentrerait pas les vendanges », confirme David Chatillon.

Le nombre de ces intermédiaires est difficile à évaluer, mais l’un d’eux, désireux de rester anonyme, avance un total d’un millier. Certains, actifs toute l’année, sont bien établis, mais d’autres surgissent peu avant les vendanges et disparaissent aussitôt après, ce qui indigne Hélène Schlichter, de la société de prestation viticole Evici. « Tous les ans il y a un scandale, déclarait-elle, en octobre, sur France Bleu Champagne. Certains prestataires font n’importe quoi. On ne fait pas partie de ces gens. Depuis des années, on essaie de s’organiser et on n’y arrive pas. »

Beaucoup cherchent à réduire les coûts, à rentabiliser au mieux, et cela se répercute sur le recrutement, le travail à la vigne, les rémunérations, le logement. Ainsi un cueilleur est payé le plus souvent à la tâche – au kilogramme récolté – et non à l’heure. Il est donc incité à travailler intensément et longtemps. Les plus efficaces récoltent jusqu’à 1 000 kilogrammes pour gagner 150 euros brut par jour. De quoi attirer des travailleurs pauvres de France, d’Afrique, mais aussi de Bulgarie ou de Roumanie.

« Esclavagisme moderne »

Epernay (Marne) est un haut lieu de la région, avec son avenue de Champagne, où s’alignent les hôtels particuliers flamboyants, sièges de dizaines de marques prestigieuses – l’ensemble est classé au Patrimoine mondial de l’Unesco. Mais cette ville est aussi une plaque tournante des recrutements plus ou moins sauvages de vendangeurs étrangers, par exemple sur le parvis de la gare et dans le petit parc situé en face.

Par une journée étouffante de septembre, plusieurs hommes tuent le temps, guettant les recruteurs, habitués à venir tôt le matin et en fin d’après-midi. Parmi les candidats aux vendanges, Youssef, un Tchadien arrivé de Lille il y a quelques jours. Son statut de réfugié l’autorise à travailler. Il patiente sous un arbre, allongé sur un carton. Voilà deux ans qu’il fait les vendanges. Après sa journée de récolte, il se lave comme il peut dans la Marne voisine, et dort sur la pelouse. Il n’a pas de contrat, son salaire est aléatoire, avec des tarifs à la baisse. « Hier, on m’a proposé 50 ou 60 euros par jour. Il fait trop chaud pour accepter. »

Il arrive que des vendangeurs, notamment ceux en situation irrégulière, ne voient jamais l’argent qu’ils ont pourtant gagné. Citons ainsi Hamza (le prénom a été changé), jeune Marocain venu du Sud-Ouest, qui affirme avoir travaillé trois jours pour rien. « Je n’avais pas de contrat », confie-t-il. Ses papiers n’étaient pas en règle. Son recruteur s’est volatilisé. Ce dimanche de septembre, Hamza a voulu prendre un train pour quitter Epernay mais il y avait des policiers à la gare. Alors, tenant à la main son sac en plastique contenant ses affaires, il s’est engouffré dans la voiture d’un prestataire : 40 euros la journée, à prendre ou à laisser. Youssef le Tchadien n’a pas suivi.

Le ballet des recruteurs scandalise depuis des années la CGT-Champagne et son secrétaire, José Blanco : « On nous dit que le travailleur français est feignant, qu’il ne veut plus bosser. C’est faux ! La vérité est que c’est tellement plus simple de faire appel à un prestataire qui va chercher des étrangers sous-payés, voire pas payés du tout. » Pour lui, aucun doute : « C’est de l’esclavagisme moderne. » M. Blanco assure avoir alerté les ministères du travail, de l’agriculture, des préfectures, sous-préfectures… « Tout le monde est au courant mais on laisse faire. »

Vers 5 h 30 du matin, alors qu’il fait encore nuit, un autre ballet se joue sur le parking du centre commercial Leclerc, à Pierry, au sud d’Epernay. Plusieurs cars de tourisme et des minivans se présentent, immatriculés en Bulgarie ou en Turquie. Des dizaines d’hommes et de femmes en descendent, puis remontent, en partance pour les vignes. Aux abords des parcelles, ces cars colorés font partie du paysage des vendanges. Selon le syndicaliste José Blanco, certains des saisonniers d’Europe de l’Est sont logés en région parisienne et ont fait deux heures de route avant d’aller passer la journée à cueillir le raisin « sous le cagnard ». A l’entendre, ce « travail sauvage » échappe trop souvent aux contrôles. Interrogée sur ce point, l’inspection du travail affirme avoir mobilisé cette année plus de vingt inspecteurs pour vérifier les conditions de travail de plus de 6 000 vendangeurs. Rapporté aux 120 000 saisonniers, cela reste très peu.

Les inspecteurs n’ont pas pu constater, par exemple, que plusieurs vendangeurs bulgares employés dans des vignes de la commune de Cuis, autour d’Epernay, sont restés un jour et demi sous un soleil de plomb et sans eau à portée de main. Leur employeur, un prestataire nommé STV (Société de travaux viticoles), ne mettait à leur disposition qu’un grand jerrican dans la soute d’un car garé à plusieurs centaines de mètres des vignes. Ce sont les employés de la maison Taittinger, propriétaire des vignes, qui leur ont fourni de l’eau.

Horaires extensibles

Stoyan (prénom d’emprunt) a vendangé pour STV mais sans contrat, confie-t-il au Monde. Et pour avoir de l’eau, il a dû compter sur la générosité du propriétaire de la parcelle, un viticulteur. Pendant que nous l’interrogeons lors de sa pause, il jette souvent un œil sur le chauffeur qui les amène tous les matins à la vigne et les surveille, lui et une dizaine d’équipiers. Ce n’est que plus tard, par SMS, que Stoyan nous donnera des précisions sur sa journée type : « On se réveille à 5 h 15. A 7 heures, on récupère d’autres travailleurs. On cueille jusqu’à 19 heures. C’est trop, nous ne sommes pas des esclaves ! » Il indiquera aussi qu’avec son groupe, il est logé en Seine-et-Marne, à plus de 120 kilomètres, et que tous doivent acheter leur nourriture.

Stoyan a été payé le 13 octobre par virement bancaire alors qu’il était rentré chez lui, en Bulgarie : 700 euros pour onze jours. Avec des horaires extensibles, la somme est inférieure au smic. Mais 65 euros la journée, cela reste tout de même supérieur à ce qu’il gagnerait au pays. Natalia (prénom changé), qui avait travaillé pour STV en 2022, se souvient, pour sa part, d’un logement « en bungalow VIP » dans un camping, mais à plus de 100 kilomètres des vignes, ce qui impliquait jusqu’à quatre heures de car par jour. « Le soir, on revenait vers 21 heures », témoigne-t-elle. Depuis, elle a fait ses calculs : 900 euros pour quatorze jours, soit 64 euros la journée contre les 110 à 120 euros annoncés. « Je suis furieuse. »

En 2023, la Cour de cassation, réaffirmant une jurisprudence, estimait que le temps passé entre le lieu d’hébergement et la vigne peut être considéré comme du travail effectif « si le salarié est à la disposition de l’employeur, s’il se conforme à ses directives et qu’il ne peut pas vaquer librement à ses occupations ». Or, selon Stoyan et Natalia, ce trajet n’a pas été pris en compte par STV dans leur contrat et leur rémunération.

STV est un gros acteur de la prestation en Champagne, avec des clients dans le « haut du panier ». Selon les indications du registre national du commerce et des sociétés, l’entreprise avait distribué 1 million d’euros de dividende à son unique actionnaire, Unal Ozdemir, en 2019. Sollicités par Le Monde, le dirigeant et son frère réfutent en bloc les témoignages et les accusations : « Nous avons toujours payé nos salariés correctement au-dessus du smic, nous avons toujours payé les charges. Les hébergements sont plus que corrects, tout le monde a un contrat français. » Le patron de STV soutient que ses clients importants font des contrôles systématiques dans les dortoirs, et réalisent des audits durant les vendanges. Parmi eux figurent Bollinger, Mumm, Moët & Chandon (LVMH), Vranken ou encore Taittinger. Vitalie Taittinger, la présidente de la maison, confirme avoir recours à STV, « depuis vingt ans et sans aucune difficulté ». Pernod Ricard (Mumm, Perrier-Jouët) reconnaît aussi passer par cette société pour recruter quatre-vingt-cinq personnes afin de vendanger une trentaine d’hectares d’exploitants partenaires.

Campements de fortune

Le cas STV est loin d’être une exception. D’autres prestataires sont parfois mis en cause. Les saisonniers s’échangent les noms des moins fiables, histoire d’éviter les mésaventures. Du côté des producteurs, c’est plutôt l’omerta : on reconnaît des dérives, mais en évitant de donner des noms. Malgré la difficulté à recruter directement, certains viticulteurs préfèrent s’en charger, par précaution. Ils sont encore plus rares à les loger au domaine, comme autrefois. Ainsi, Michelle Bénard, du domaine familial Bénard-Pitois (une dizaine d’hectares à Mareuil-sur-Aÿ, dans la Marne), a dû faire de gros investissements pour garder ses vendangeurs sur place, en l’occurrence vingt-cinq Polonais. D’après elle, la fidélisation des équipes est aussi une garantie de la qualité du travail.

« Les normes sont devenues très strictes et loger le personnel coûte de plus en plus cher », ajoute toutefois Mme Bénard. A l’entendre, le CIVC a manqué de réactivité face aux excès, en particulier sur l’hébergement. C’est un fait : depuis qu’il est délégué aux prestataires ou à la charge des saisonniers eux-mêmes, le logement n’est plus une préoccupation pour la majorité des exploitants. Il suffit d’ailleurs de sillonner la région lors des vendanges pour constater la multiplication des campements de fortune, visibles aux bords des routes, ou cachés dans les bois.

Un mardi de septembre, nous voici près du bourg de Grauves (Marne). Alors qu’il pleut des cordes, nous tombons, à l’entrée du bois communal, sur un pré en pente dont le bas est occupé par des caravanes, une citerne et un groupe électrogène : tout est dans les règles, en phase avec la législation, qui prévoit la possibilité, pour les saisonniers, d’être logés en caravane. En haut du pré, c’est un autre monde : de grandes tentes bricolées à l’aide de morceaux de carton et de bâches. Ces tentes sont vides, les travailleurs – une vingtaine environ – s’activent dans les vignes. A l’intérieur, des matelas à même l’herbe trempée et des habits gorgés d’eau. Des poussettes et des jouets révèlent la présence de familles. Un frigo et une gazinière sont dangereusement reliés au campement du bas par des rallonges posées dans l’herbe.

« Nous avons l’accord du patron pour nous installer », explique Rosa (prénom modifié). Avec sa fille de 10 ans, elle se réchauffe autour d’un feu, puis nous montre ses mains, entaillées de petites coupures : « Je travaille plus vite sans les gants. » La jeune femme refuse d’en dire davantage, de peur de ne pas être payée à la fin des vendanges, mais le « patron » dont elle parle est soit un prestataire de services, soit un viticulteur du coin. Il leur avait promis l’eau courante, des sanitaires et l’électricité et n’a pas tenu parole.

Le terrain, lui, appartient à un viticulteur exploitant douze hectares de vignes, Olivier Waris. Interrogé au téléphone, ce dernier reconnaît avoir organisé chez lui l’installation des caravanes du bas du pré, occupées par des saisonniers appelés à travailler dans ses vignes. Mais il ajoute n’être pour rien dans le campement du haut, où vivent des vendangeurs roumains employés ailleurs. « C’était pareil il y a deux ans, s’indigne M. Waris. J’ai alerté les gendarmes et ils n’ont rien fait. Le maire non plus. C’est le problème de la Champagne aujourd’hui : le beau décor devant et le mauvais derrière… »

Le « beau décor », ce sont les petits propriétaires, qui cultivent le raisin, en font parfois du champagne, préfèrent souvent vendre leurs grappes au kilogramme. Le « beau décor », ce sont surtout les maisons prestigieuses : Dom Pérignon, Krug, Bollinger, Mumm, Moët & Chandon, Veuve Clicquot, Laurent Perrier, Roederer, Ruinart, Pommery… Toutes possèdent des vignes, mais dans des proportions si restreintes (10 % des 34 000 hectares de parcelles de l’appellation) qu’il leur faut acheter du raisin à de multiples viticulteurs pour assurer leur production. De la même manière, il leur arrive de récolter directement, pour leur compte, sur des vignes de propriétaires.

Responsabilité juridique limitée

Qu’il s’agisse des grandes maisons ou des viticulteurs plus modestes, les donneurs d’ordre sont donc bien au contact des vendangeurs sur le terrain, au moment des vendanges, pour diriger l’étape décisive de la cueillette. Ils ont alors la possibilité de vérifier les conditions de travail des saisonniers. Pourtant, en cas de drame ou de traite humaine, leur responsabilité juridique est limitée. Légalement, c’est le prestataire de services qui est responsable de ses « employés ». Explication du juriste Alan Roy, du cabinet Avity, à Bordeaux, dont les clients sont aussi bien des petits viticulteurs que des maisons de négoce : « Il n’y a pas à s’immiscer dans la gestion complète du fournisseur de service à partir du moment où ce dernier est en régularité fiscale et comptable et présente des garanties. » M. Roy ajoute néanmoins : « Dès que l’on constate une dérive, il faut rompre le contrat ou alerter les autorités compétentes. »

Une affaire révélée en 2018, jugée en appel à l’été 2022 à Reims, avait fait trembler tout le terroir. Un couple de prestataires avait été condamné pour « traite d’êtres humains » lors des vendanges en Champagne : plus de cent victimes avaient été identifiées, parmi lesquelles un grand nombre de réfugiés afghans, des demandeurs d’asile africains ou des migrants sri-lankais, travaillant sans contrat, soumis à des cadences éprouvantes pour un salaire de misère, logés dans des conditions indignes, presque sans nourriture. Mis à disposition d’un autre intermédiaire, ces saisonniers avaient travaillé sur des parcelles vendangées pour le compte de la maison Veuve Clicquot, propriété du groupe LVMH. Sans être pour autant directement salariés de cette célèbre marque, ils étaient effectivement encadrés sur le terrain par l’un de ses employés. Veuve Clicquot n’avait pas été poursuivie en tant que personne morale ; son employé, lui, avait été relaxé.

L’avocat rémois Benjamin Chauveaux a défendu une quinzaine de victimes dans ce dossier : « Le représentant de la grande maison dans les parcelles avait pu voir qu’on ne fournissait pas de nourriture, d’eau, ou très peu, aux vendangeurs, et qu’ils vendangeaient de 7 heures à 22 heures à la lampe. Mais une succession d’intermédiaires a fait que la responsabilité a été diluée et que tout en haut de la pyramide, finalement, la grande maison a été épargnée. » De fait, la justice a estimé en appel qu’il ne pouvait être reproché à Veuve Clicquot d’avoir « manqué à son obligation de vigilance, ces faits n’étant pas compris dans la poursuite » . « De même, aucune négligence ne peut lui être imputée », était-il précisé.

David Chatillon, de l’UMC, explique que les donneurs d’ordre doivent impérativement rappeler leurs « exigences » aux prestataires chargés des équipes de vendangeurs. Mais il concède aussi que, dans l’urgence, quand la récolte est en jeu et qu’une équipe fait défaut, il peut arriver qu’un deuxième prestataire soit sollicité, voire un troisième. « Ce phénomène des prestations en cascade rend difficiles les contrôles », conclut-il. Il n’empêche : d’après le juriste Alan Roy, la prévention de ces dérives est à la portée des grandes maisons et de leurs services juridiques, puisqu’elles peuvent très bien imposer au prestataire un contrat écrit comportant de multiples clauses.

Taittinger ne va pas jusque-là mais assure, par l’intermédiaire de sa présidente Vitalie Taittinger, mettre l’accent sur les impératifs de traitement des saisonniers « en amont, pendant et après les vendanges ». De son côté, Pernod-Ricard (Mumm, Perrier-Jouët) assure imposer un cahier des charges à ses prestataires et mener régulièrement des contrôles jusque sur les lieux d’hébergement. Les marques du leader du luxe LVMH (Moët & Chandon, Veuve Clicquot, Ruinart…) font, pour leur part, appel à un service d’audit externe : « Si des infractions à notre code de conduite sont constatées, nous pouvons aller jusqu’à la résiliation immédiate du contrat », fait savoir le service communication de MHCS, la filiale champagne du groupe.

Après ce que la CGT appelle le « scandale » de la vendange 2023, l’heure semble donc au sursaut. A la mi-octobre, le CIVC a rencontré la préfète de la région Grand-Est, Josiane Chevalier, avant d’annoncer un plan en quatre points, notamment des mesures de sécurité dans les vignes et la tenue d’assises sur l’hébergement des vendangeurs. Le comité envisage également de se constituer partie civile dans les affaires pénales, ce qui serait une première. Jusqu’ici, il n’a jamais voulu s’impliquer dans ces dossiers. Certains acteurs de la filière regrettent néanmoins que cet organisme évoque pudiquement des « enquêtes en cours », sans mentionner la qualification retenue de « traite d’êtres humains », et aussi qu’il parle de « dérives » quand d’autres dénoncent des « pratiques systémiques ».

La CGT, de son côté, attend des mesures concrètes : fin du travail à la tâche, hausse des salaires, meilleur encadrement des prestataires… Il n’est pas sûr qu’on en arrive là. Sans doute le résultat des enquêtes judiciaires et administratives sera-t-il crucial pour l’avenir des vendanges champenoises.

Cette enquête, publiée dans le cadre du projet Champagne Leaks, a été réalisée grâce à une bourse d’enquête de Journalismfund.eu

Ishaq Ali Anis

Jeevan Ravindran

Robert Schmidt Collectif We Report

Stéphanie Wenger Strasbourg, correspondance

Voir aussi : ARTE Regards : Champagne, l’envers d’un terroir