Avec la réouverture des restaurants, bars et un regain d’optimisme mondial, les ventes de champagne sont à la hausse.
Il y a un an, les mines étaient tristes en Champagne. Le moral n’était pas au plus haut dans les maisons qui avaient vu leurs ventes s’écrouler avec la fermeture des lieux de convivialité, hôtels, restaurants et établissements festifs de nuit, sans parler de l’arrêt quasi total des vols des compagnies aériennes, grosses consommatrices de bouteilles de champagne. Une seule nouvelle venait contrecarrer cette ambiance morose : la bonne tenue de la consommation à domicile. «Depuis le premier confinement, les consommateurs ont limité leurs dépenses sous la contrainte, mais en revanche ils ont ouvert des bouteilles ! se félicite Pierre Bérot, directeur des achats hors place chez Duclot. Du coup, depuis la rentrée ils n’ont plus grand-chose dans leur cave». De quoi relancer les achats même si ceux-ci ont enregistré de belles performances pendant les confinements, aussi bien sur les sites d’e-commerce que chez les cavistes.
«Les consommateurs ont fait évoluer la relation qu’ils entretenaient avec le champagne, analyse Margareth Henriquez, présidente de Krug. Il a trouvé une place différente et n’est plus réservé aux célébrations festives, avec des vins servis trop froids ou trop chauds dans des flûtes. Cela ne mettait pas en valeur l’évolution du champagne en général. Ce que nous n’avons pas réussi à faire, la Covid l’a fait. Les gens ont consommé du champagne à la maison, sans attendre d’avoir à fêter quelque chose, juste pour le plaisir». Pour autant, cette évolution des habitudes de consommation sera-t-elle pérenne ? Il va falloir patienter encore quelques mois pour le vérifier. En attendant, tous les marchés mondiaux reprennent de la vigueur et les commandes pleuvent, notamment avec la réouverture progressive des restaurants et des hôtels à l’international. De quoi entraîner quelques tensions sur le marché.
Une reprise spectaculaire
«Nous n’avions pas du tout anticipé ce rebond de la demande», reconnaît Jean-Marie Barillère, coprésident du Comité Champagne et président de l’Union des maisons de Champagne. «Nous revenons à des chiffres meilleurs que ceux de 2019 en termes d’expédition et nous estimons que les 300 millions de bouteilles expédiées seront dépassés». «Nous vivons une année radicalement à l’opposé de 2020, un véritable revirement à 180°», confirme François Van Aal, président de Lanson. «Alors que nous avons enregistré, globalement pour la Champagne, des baisses de ventes de l’ordre de – 60% en mai 2020, nous sommes sur une hausse de + 45% cette année. C’est spectaculaire».
Une reprise phénoménale des ventes à l’international
Dès le mois de mars 2020, les premiers signes d’une reprise en fanfare étaient là avec la réouverture de grands marchés, à l’instar des États-Unis, de l’Australie et du Royaume-Uni. Un appel d’air important qui a siphonné les stocks des grandes maisons. «Les niveaux de commandes ont été extrêmement élevés depuis mai et nous avons été contraints de freiner les expéditions, précise Charles-Armand de Belenet, directeur général de Bollinger. Avec une demande en hausse de 50% et faute de stock, nous avons dû réduire notre offre à ce qui était disponible dans nos caves, ce qui crée des tensions sur les marchés». Toutes les maisons de champagne se retrouvent dans une situation similaire, parfois avec des timings différents. «Les petites maisons familiales ont été touchées les premières, mais les grandes le sont aussi depuis l’été dernier», ajoute Charles-Armand de Belenet. La maison Telmont, récemment reprise par Ludovic du Plessis en témoigne. «Alors que nous nous lançons sur plusieurs grands marchés, nous sommes déjà sous allocations. Mais cela a un avantage : nous pouvons choisir nos clients…». Chez Palmer & Co, toute la gamme n’est pas concernée par cette explosion de la demande.
«Les blancs de blancs et les millésimés sont sous allocations pour tous les pays, idem pour le rosé, explique Rémi Vervier, directeur général et œnologue. On n’a pas encore besoin de poser de limites pour le brut sans année, mais cela pourrait venir». Quant aux marques les plus prestigieuses, elles sont toutes sous allocations et ce pour tous les marchés, y compris la France.
«C’est déjà le cas depuis quatre ans, reconnaît Margareth Henriquez. Nous avons voulu faire sourire les marchés en leur offrant quelques bouteilles, mais cela n’a pas duré et nous sommes revenus à un système d’allocations».
Ne suffirait-il pas de sortir des bouteilles des caves pour répondre à cette demande internationale et ainsi calmer le jeu ? «La Champagne n’a pas la capacité de réaction des vins tranquilles, explique Pierre Bérot. Les acheteurs mondiaux concentrent leurs achats sur les vins et les millésimes prêts à boire et ils achètent beaucoup». Car entre le moment où maisons et vignerons mettent leurs vins en cave et la mise sur le marché, il faut patienter au minimum quinze mois avant le dégorgement et l’ajout de la liqueur d’expédition. Puis attendre quelques semaines au minimum que les deux s’intègrent et que le vin soit prêt à être dégusté. «On estime qu’il faut six mois pour cette intégration, ajoute Pierre Bérot. Et beaucoup n’ont pas anticipé». «Le champagne a besoin d’un long temps de vieillissement. On ne peut pas tordre la qualité parce que la demande est très forte», ajoute Quentin Meurisse, directeur marketing de Mumm et de Perrier-Jouët. «Nous n’étions pas préparés à une telle reprise, reconnaît Paul-François Vranken, PDG de Vranken-Pommery Monopole. Pour l’instant, nous ne sommes pas sous allocations et notre outil industriel à Tours-sur-Marne fonctionne à plein. L’ensemble des équipes de production est mobilisé».
Cette envolée des commandes à aussi d’autres conséquences : l’augmentation de la demande de ce que l’on appelle les matières sèches, verre, papier, carton et coiffes. «Les tensions sur les matières premières sont réelles et les délais de livraison se sont considérablement allongés», déclare Christophe Juarez, directeur général de Nicolas Feuillatte. «Tout le monde piétine pour les emballages, confirme Pierre Bérot. Là encore, il n’y a pas eu d’anticipation des commandes et après l’arrêt pendant plusieurs mois des usines, le retour est difficile». D’autant que nombre de sous-traitants font face à un manque de personnel. «Certaines entreprises, qui ont stoppé leur activité et vidé leur stock, sont aujourd’hui à flux tendu et peinent à recruter du personnel», souligne Maxime Toubart, président du Syndicat général des vignerons de Champagne. De quoi accélérer l’évolution du monde du champagne et signer sans doute la fin des coffrets et étuis, trop consommateurs de papiers et cartons, même si de gros efforts ont été faits ces dernières années par les maisons pour développer des emballages écoconçus et écoresponsables.
Une inquiétante pénurie de matières sèches
Cette pénurie de matières sèches se double de problèmes logistiques pour l’expédition des vins. «Le grand export a beaucoup commandé en début d’année pour ne pas être en rupture pour les fêtes, déclare Charles-Armand de Belenet. On constate une grande tension logistique vers les États-Unis, le Japon et l’Australie».
Alors que la plupart des maisons ont renoncé au transport aérien pour leurs expéditions, jugé peu ou pas écologique, le transport maritime a du mal à absorber la demande mondiale de containers. «Il est délicat de trouver un cargo pour aller aux États-Unis. Du coup, les prix s’envolent et trouver un container coûte 2,5 fois plus cher qu’avant la Covid», explique Paul-François Vranken. Et même une fois arrivés, les ports sont souvent congestionnés et la livraison finale peut prendre des semaines.
Chez Nicolas Feuillatte, on a même employé les grands moyens. Pour livrer des restaurants des Hamptons, dans l’État de New York, à court de champagne, ce sont des hélicoptères qui ont assuré le «dernier kilomètre», toujours aussi délicat. Outre-Manche, aussi, les livraisons sont difficiles. Entre la paperasserie administrative qui s’est démultipliée avec le Brexit et le manque de chauffeurs routiers, les délais s’allongent alors que la demande a explosé.
Des prix qui s’envolent
Tous ces éléments laissent-ils présager une hausse des prix du champagne ? «Cela risque d’être automatique, confirme Charles-Armand de Belenet. Certains marchés ont déjà commencé à répercuter les contraintes liées à la hausse de la demande sur les prix et on risque de voir une forte diminution des promotions de fin d’année». «Le prix moyen des bouteilles augmente parce que la demande à l’exportation augmente plus que celle du marché français», indique Maxime Toubart. «Chez Krug, on anticipe des hausses importantes mais ponctuelles». «Beaucoup de maisons n’ont pas augmenté leurs tarifs depuis deux ans», explique Margareth Henriquez. «On va voir des ajustements de prix avec l’augmentation du prix de l’énergie, des matières premières, du transport. Mais, heureusement, le prix du raisin reste stable et cela représente 70 % des coûts»
Cependant, si le coût du raisin reste stable, entre 5,80 et 7,50 euros le kilo, les aléas climatiques que la Champagne a connus cette année risquent d’imposer aux maisons et vignerons de puiser dans les vins de réserve. «En 2021, le rendement maximal était de 10 tonnes à l’hectare, mais entre les épisodes de gel, le mildiou et les intempéries, nous n’avons récolté que 6 à 7 tonnes à l’hectare, précise François Van Aal. »
« Et encore, on constate de fortes disparités selon que les vignes sont cultivées en conventionnel, en HVE ou en bio. Sur les 16 hectares que nous exploitons en biodynamie, nous n’avons quasiment aucune récolte»
Reste à espérer que la prochaine vendange ne soit pas aussi petite. «Même si tout le monde utilise les vins de réserve, ce n’est pas la panacée non plus, tempère Quentin Meurisse. On ne peut pas faire de millésime du coup et si on veut préserver la fraîcheur et les notes florales qui caractérisent les champagnes de Mumm et de Perrier-Jouët, on ne peut pas déséquilibrer les assemblages. Espérons que nous ne connaîtrons pas une autre vendange aussi faible d’ici quarante ans !»
Et demain ? «La demande risque d’être encore importante en 2022, mais beaucoup de choses vont dépendre du marché français, explique Jean-Marie Barillère. Si on continue sur cette tendance, on peut avoir une très bonne fin d’année». Même optimisme prudent du côté du Syndicat des vignerons. «Je ne fais pas partie de ceux qui utilisent des superlatifs pour parler du commerce actuel, reconnaît Maxime Toubart. C’est un retour à la normale en un peu mieux et on attend de voir la confirmation de cette tendance l’année prochaine». «Il faut rester très vigilants, insiste Charles-Armand de Belenet. Quand le secteur du tourisme va repartir, une partie de l’épargne ne sera plus disponible pour acheter du vin et je m’attends à un fort ralentissement des ventes au second semestre 2022».
Note de l’intersyndicat CGT du champagne :
L’intersyndicat CGT du champagne n’est pas dupe et, compte tenu de tous les éléments de prudence évoqués dans cet article, voit déjà venir les patrons du champagne, par la traverse avec leurs gros sabots. De là à ce qu’ils disent que malgré ce formidable rebond commercial, “ils faut également rester prudent avec les augmentations de salaire” lors des prochaines NAO paritaire, y a pas des kilomètres…