Les cuvées le plus chères n’échappent pas à l’exploitation des plus précaires.
© James Hardy/AltoPress/Maxppp

Auteure : Rosa Moussaoui

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Morts au travail, hébergements collectifs fermés par arrêté préfectoral pour insalubrité, enquêtes ouvertes par le parquet pour « traite d’êtres humains »… En faisant appel à des prestataires, producteurs et grandes maisons croient pouvoir s’abriter derrière la sous-traitance en cascade pour échapper à leurs responsabilités. Contre cet « esclavagisme moderne » et pour « aller chercher les paies et les droits des travailleurs », la CGT organise, ce mardi 3 octobre, un rassemblement à Épernay.

Au deuxième étage de la bourse du travail, ils arrivent par petits groupes, les uns de Reims, les autres de Châlons-en-Champagne, heureux de se retrouver entre compagnons d’infortune. Un petit-déjeuner les attend, l’accueil des militants de la CGT est chaleureux, bienveillant, fraternel pour ces travailleurs, sans papiers pour la plupart d’entre eux, originaires du Burkina Faso, du Mali, de Gambie, de Guinée, du Sénégal, de Mauritanie.

Enrôlés à Paris par des recruteurs véreux avec la promesse d’être nourris, logés et d’obtenir un salaire de 80 euros par jour, ils sont montés dans un car, un soir de septembre – trajet payant. Terminus : le vignoble champenois et, pour tout abri, à Nesle-le-Repons, une grange semi-abandonnée où ils étaient entassés, une soixantaine d’hommes, peu et mal nourris, avec des sanitaires d’un autre âge, des toilettes bouchées.

Un contrôle de la gendarmerie et de la Mutualité sociale agricole, puis de l’inspection du travail, a mis au jour leur exploitation et ces conditions d’hébergement indignes. Dans cette affaire, le parquet de Châlons-en-Champagne a ouvert l’une de ses deux enquêtes de cette saison pour traite d’êtres humains ; pour l’instant, les investigations sont confiées à la brigade de recherche d’Épernay.

Des « pratiques de type mafieux »

Sabine Duménil, la secrétaire générale de la CGT de la Marne, est épuisée, submergée par l’émotion devant le sort réservé à ces hommes. Voilà quelques jours, alors qu’elle se trouvait avec eux dans les locaux de l’Armée du salut, où ils ont trouvé refuge, elle a vu rôder les séides de la société de prestations viticoles qui les employait, baptisée Anavim.

Des contremaîtres géorgiens qui, dans les vignes, surveillaient ces saisonniers, bâtons, couteaux et bombes lacrymogènes à la main. La patronne d’Anavim, elle, s’est refusée à verser les salaires promis avec des fiches de paye en bonne et due forme. Elle a débarqué un soir, le sac plein de liasses de billets, pour ne remettre que 250 euros à neuf hommes choisis au hasard. À peine un tiers de l’effectif. Les autres, prétend-elle, n’avaient pas été recrutés : des « squatteurs ».

« Cet argumentaire ne tient pas une seconde », s’agace une source à la Direction départementale de l’emploi, du travail, des solidarités et de la protection des populations (DDETSPP), en pointant des « pratiques de type mafieux » qui menacent de s’enkyster, avec des situations de plus en plus fréquentes de saisonniers étrangers « pas du tout payés ou seulement le tiers de la rémunération promise, des conditions de travail et d’hébergement alarmantes, des filières d’acheminement suspectes, souvent en provenance de pays de l’Est, beaucoup de Roms venus de Bulgarie ».

Cet été, dans la Marne, l’inspection du travail, avec les moyens restreints qui sont les siens, a contrôlé la situation de près de 2 300 travailleurs. Quatre hébergements collectifs ont été fermés par arrêté préfectoral pour insalubrité ; 300 saisonniers ont été relogés ; d’autres sont repartis, comme ces 160 Ukrainiens rentrés au pays sans réparation du préjudice subi. Juste une petite partie émergée de l’iceberg.

Les représentants de la filière forcés de réagir

En Champagne, ces scandales, plus médiatisés que les années précédentes, suscitent l’embarras de la filière, de ses représentants et des grandes maisons. D’autant que, sous l’effet des fortes chaleurs, cinq saisonniers sont morts au travail pendant les vendanges. Sale coup pour l’image de marque de ce vin de prestige.

Au point que, le 25 septembre, dans les colonnes de l’Union, le journal local, Maxime Toubart et David Chatillon, coprésidents du Comité Champagne, sont montés au créneau pour dénoncer des « dérives et comportements inacceptables ». Le premier, également président de l’Association des vignerons de Champagne, s’était pourtant montré bien désinvolte, quelques jours auparavant, à propos des décès survenus dans les vignes, aucunement liés à ses yeux aux manquements des employeurs.  « On ne peut pas mettre de toit sur les vignes. On ne va pas interdire les vendanges sous forte chaleur, il faut juste continuer à bien appliquer les consignes »avait-il fait valoir.

En découvrant ces propos, José Blanco, secrétaire général de l’intersyndicat CGT du champagne, s’est étranglé. « Ils prennent les gens pour des imbéciles ! On a vu des vendangeurs dormir dans les bois, partir au travail le ventre vide. En faisant appel à des prestataires, les donneurs d’ordres se croient exemptés de responsabilités. C’est tout le problème ! s’indigne-t-il. Avec la sous-traitance en cascade, les maisons de champagne sont obligatoirement touchées, de près ou de loin. Une fois coupé, le raisin est vendu ou pressuré quelque part, et les négociants achètent ce raisin ou ce jus auprès de vignerons ou de coopératives. Donc, il y a de la misère humaine dans tous ces vins, jusqu’aux cuvées les plus chères et les plus rares. »

« Il y a de la misère humaine dans tous les vins, jusqu’aux cuvées les plus chères et les plus rares. »

José Blanco, secrétaire général de l’intersyndicat CGT du champagne

Les investigations en cours permettront-elles de remonter le fil jusqu’à ces maisons ? « Une réunion de travail est prévue prochainement avec les différents services impliqués pour décider des axes d’enquête et faire le point sur leur état d’avancée », indique Céline Fassey, vice-procureure près le tribunal judiciaire de Châlons-en-Champagne.

À Reims, dans les locaux de l’union départementale CGT, l’avocat Maxime Cessieux, venu de Paris, fait le point sur ce dossier pénal avec les saisonniers sans papiers d’Afrique de l’Ouest. Il rappelle que la traite des êtres humains est punie, en France, de sept ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende.

« Le frigo est vide et j’ai un loyer à payer. Vraiment, ceux qui nous ont recrutés nous ont piégés et bien exploités. »

Tidjani, travailleur sans-papiers

« Ce n’est pas un délit, en France, de ne pas avoir de papiers. Vous ne pouvez pas aller en prison pour ça. Par contre, on peut aller en prison pour avoir fait subir à des travailleurs le traitement qui vous a été infligé », expose-t-il. À ses côtés, Gérard Ré, membre du bureau confédéral de la CGT, invite ces travailleurs à « rester unis et solidaires ». « On est derrière vous, ça va être dur et long, mais si vous restez groupés, vous obtiendrez réparation », assure-t-il. En soutien, le syndicat organise, ce mardi 3 octobre, un rassemblement à Épernay contre «l’esclavagisme moderne» et pour « aller chercher les paies et les droits des travailleurs ».

Tidjani reprend un peu espoir. Il n’a pas un rond en poche, voudrait rentrer à Paris. « Les procédures, c’est long. Moi je dois retrouver un travail : le frigo est vide et j’ai un loyer à payer. Vraiment, ceux qui nous ont recrutés nous ont piégés et bien exploités », soupire-t-il. Avec l’aide des militants syndicaux, ces vendangeurs sans papiers commencent à constituer les dossiers de demande de régularisation qu’ils déposeront en préfecture. Les prud’hommes vont être saisis pour obtenir le versement des salaires impayés.

Des sous-traitants en cascade

Mais le plus difficile sera de faire toute la lumière sur toute la chaîne des responsabilités, avec le climat d’omerta qui règne dans le vignoble. À Nesle-le-Repons, où ils étaient logés, à Troissy où vivait leur employeuse, à Mareuil-le-Port où ils se sont filmés au travail dans les vignes, personne n’admet avoir croisé ces saisonniers sans papiers.

Transportés dans une camionnette sans vitres, ces vendangeurs n’avaient idée ni du trajet ni des lieux de leurs corvées. Ils n’en ont gardé que des bribes, des images saisies par leurs téléphones : des coteaux où se démènent des hommes entre les rangs étroits des ceps, une boîte aux lettres, des plaques d’immatriculation. Sur l’un de ces clichés, un détail attire l’attention : des caisses de raisin qu’ils remplissaient. Sur deux d’entre elles sont gravés des noms de producteurs.

Le premier : une société civile d’exploitation agricole dédiée à la culture de la vigne, domiciliée à Blancs-Coteaux, au sud d’Épernay. Derrière les deux gérants de cette société : un inextricable enchevêtrement d’entreprises, de sociétés civiles immobilières, de groupements fonciers viticoles, dessinant un patrimoine cossu. Joint par l’Humanité, l’un de ces gérants nous assure qu’il n’a jamais eu recours aux services d’Anavim, le prestataire mis en cause, mais à deux prestataires locaux. Lesquels n’ont pas recours à leur tour, assure-t-il, à de la sous-traitance.

« Les embauches, c’est trop de paperasse. Les vignerons ne s’ennuient plus à chercher des équipes »

Le gérant d’une exploitation agricole en Champagne

Le premier prestataire nous assure en effet ne pas sous-traiter ses travaux viticoles. Le second nous confirme en revanche recourir à son tour à la sous-traitance, en faisant appel à une société locale, dans l’entourage amical et familial : « On a sollicité l’aide de ce prestataire parce que, cette année, on a pas mal d’hectares qui se sont ajoutés à la dernière minute. Il a mis ses équipes à notre disposition, une petite trentaine de salariés, des amis à lui, des Turcs, et il va nous facturer les kilos cueillis par ses salariés. Il nous a montré ses déclarations d’embauche, il n’y a pas de souci. »

Ce prestataire assure ne jamais recruter pour sa part de « personnes étrangères » : il préfère les « gens du voyage ». Pourquoi les viticulteurs n’organisent-ils plus eux-mêmes les vendanges ? « Les embauches, c’est trop de paperasse. Les vignerons ne s’ennuient plus à chercher des équipes »résume ce prestataire. Dans cette cascade de sous-traitants, personne n’a jamais entendu parler d’Anavim. Comment, alors, expliquer la présence de ces caisses de raisin sur les images prises par les vendangeurs sans papiers ? » « Des caisses, on s’en fait voler tous les ans », se défend le producteur.

Photographiée elle aussi par les saisonniers sans papiers, une autre caisse de raisin était siglée du nom d’un autre producteur. Ce propriétaire récoltant, qui dit ne rien vendre aux maisons de champagne, admet, lui, avoir eu recours aux services d’Anavim. Mais « jamais pour les vendanges, seulement pour des travaux de palissage, cet été, avec 3 ou 4 personnes mises à disposition ». La présence de caisses de raisin à son nom ? « Des fois je prête des caisses à des amis, j’en emprunte aussi à des gens. On se rend service entre vignerons. »

Un maquis de sous-traitance, des caisses baladeuses, un prestataire aux méthodes mafieuse, des saisonniers sans papiers invisibles : la recette du champagne produit dans ces conditions a de quoi donner le haut-le-cœur. Le prix du raffinement à la française : lors de sa visite en France, le roi d’Angleterre s’est vu remettre une prestigieuse bouteille de champagne, un blanc de blancs à 1 500 euros. Les invités du dîner donné en son honneur par le couple Macron ont pu, eux, s’abreuver plus modestement, avec un millésime 2013, à 700 euros le magnum. Des saisonniers exploités dans le vignoble champenois aux ors de Versailles, le précipité d’un monde qui marche sur la tête.