Dans le centre-ville d’Epernay, plus de 2 000 personnes, dont de nombreux de travailleurs du champagne, manifestent, souvent pour la première fois contre la retraite à 64 ans, ce mardi. (Denis Allard/Libération)
par Sascha Garcia
publié le 31 janvier 2023 à 17h46
«Je suis à moitié broyé.» A 56 ans, Patrice n’en peut plus. Le 19 janvier, il avait pour la première fois arpenté les rues d’Epernay pour dire non au recul de l’âge de départ à la retraite. Ce 31, il réitère. Dès 10 heures, il était au rendez-vous, place Carnot, pour suivre le cortège. «J’ai commencé à travailler tôt et la santé ne suit plus.»
L’homme a bossé dans les vignes dès l’âge de 15 ans. Aujourd’hui chez Moët & Chandon, il déplore le manque de considération du gouvernement face à ses conditions de travail, difficiles. A ses côtés, Xavier, 58 ans. Lui aussi a attaqué dans les vignes très tôt, à 16 ans, et manifeste pour la première fois : la réforme des retraites pousse le bouchon un peu trop loin. «La pénibilité dans les vignes n’est plus reconnue comme avant», regrette-t-il. «On travaille dehors, donc on souffre des intempéries. L’hiver c’est le froid et la boue, et l’été les grosses chaleurs». Et d’ajouter :«On voudrait profiter de nos dernières années en bonne santé.»
A Epernay, ce mardi. (Denis Allard/Libération)
La foule est compacte dans les petites rues de la capitale du champagne. Le secteur est d’ordinaire peu adepte des pancartes, klaxons et marches contestataires. Mais cette fois, c’est différent. «On dépasse très largement les 2 000 personnes», estime José Blanco, secrétaire général de l’intersyndicat CGT Champagne. Record du 19 janvier battu donc. «Pour beaucoup, c’est une première. Et nous avons des cadres et des managers en grève, qui ne sortent pas d’habitude. C’est inédit.» Les conditions de travail et la pression de la rentabilité assèchent tout un secteur qui pourtant se porte bien. «Dans les vignobles, les gens sont en burn-out. Même en Champagne, on n’y échappe plus.» Cette réforme arrive comme un coup de massue sur les vignerons, épuisés.
14 000 coups de sécateurs par jour
Tout le secteur en pâtit. Même les grandes maisons de champagne, plus structurées, n’imaginent pas faire travailler les vignerons jusqu’à 64 ans. Le rythme dans les vignes s’accélère au fil des décennies, et les conditions, notamment climatiques, se détériorent. Philippe Cothenet, secrétaire général du syndicat des vignerons CGT champagne et surtout vignoble, parle en connaissance de cause. «Les contraintes sont d’abord physiques : la prise de poste est à 7 heures du matin et la taille se réalise l’hiver, donc par -5 degrés. Le geste est répétitif, et le matériel, qui a été électrifié, est beaucoup plus lourd. Avec 14 000 coups de sécateurs électriques par jour, pendant plusieurs années, ça entraîne des pathologies.»
Et la pression n’est plus la même. Dans les années 80, on comptait environ 1,75 hectare de travail à l’année pour un vigneron. Aujourd’hui, c’est 4 à 5 hectares à l’année. «Au début, j’avais 500 heures de travail allouées pour un hectare. Aujourd’hui, c’est plutôt 200. Il faut tailler et lier plus de surface de vignes pour le même salaire.» Autant de pression ne permet même pas d’arriver aux 62 ans requis pour partir à la retraite. «Alors atteindre 64 ans nous paraît compliqué quand on sait que 5 % à 10 % des travailleurs sont en arrêt», argue José Blanco.
A Epernay, ce mardi. (Denis Allard/Libération)
Une heure après le départ, le cortège s’arrête et la foule se disperse. Certains restent pour discuter. Dans toutes les bouches, la réforme. Brigitte, agente de restauration du lycée Stéphane-Hessel à Epernay, est émue. «Ça fait longtemps qu’on n’avait pas vu autant de monde, ça me met du baume au cœur.»
L’appel à la grève a été entendu à Epernay : plus de 2 000 personnes sont descendues dans les rues en cette deuxième journée de mobilisation. Les syndicats comptent bien s’en prévaloir pour obtenir une meilleure prise en compte de la pénibilité des travailleurs du champagne.