Panel de financiarisations toxiques. © CADTM
La financiarisation des entreprises : un bouleversement des modes de gestion et de la démocratie sociale
Cet article est tiré du dossier « Entreprises – Cher capital » du magazine La Vie Ouvrière, organe de presse officiel de la CGT, daté d’octobre 2024. La financiarisation des entreprises s’inscrit dans la droite ligne du néolibéralisme qui, comme le montre ce dossier, mènent droit dans le mur.
Depuis un demi-siècle, les entreprises ont été le théâtre d’une transformation radicale. La montée en puissance des intérêts financiers et la domination des actionnaires ont réorganisé leurs structures de gouvernance, souvent au détriment des salariés, de la production et, plus largement, de la cohésion sociale. Découlant d’une logique néolibérale, ce phénomène de financiarisation s’accompagne d’une obsession pour la rentabilité et la réduction des coûts, bouleversant non seulement les modèles économiques, mais aussi les conditions de travail et la place de l’entreprise dans notre démocratie sociale.
Les mécanismes de la financiarisation : un changement de paradigme
Désormais, les entreprises ne sont plus seulement des acteurs économiques centrés sur la production, mais des entités orientées vers la maximisation de la valeur pour les actionnaires. Comme le souligne Pierre-Yves Gomez, économiste, cette évolution a conféré un pouvoir considérable aux investisseurs institutionnels. L’évaluation des projets sur la base de flux financiers futurs abstraits a pris le pas sur les logiques traditionnelles de gestion industrielle. Les salariés, considérés comme un coût plutôt que comme une ressource, subissent directement cette révolution, marquée par des restructurations, des externalisations et une intensification des contraintes de travail.
Dans ce contexte, les entreprises tendent à se transformer en « maisons en Lego », selon le sociologue Pierre François, en délocalisant ou en externalisant des activités jugées non essentielles. Cette modularité affaiblit les collectifs de travail et renforce l’individualisation des carrières, accentuant les inégalités entre salariés de différents niveaux hiérarchiques. L’entre-soi des élites économiques, alimenté par cette ségrégation organisationnelle, contribue à une fracture sociale toujours plus prononcée.
L’impact sur les conditions de travail et les aspirations des salariés
La financiarisation impose une pression croissante sur les coûts, en particulier dans les activités externalisées. Les salariés de la sous-traitance sont parmi les plus exposés à cette logique : intensification des cadences, multiplication des tâches et harcèlement moral comme méthode de gestion. Les risques psychosociaux explosent, illustrés par les vagues de suicides, comme chez France Télécom entre 2006 et 2011.
Parallèlement, l’évolution des attentes des salariés est ignorée par un management souvent perçu comme rigide et déconnecté. Alors que les salariés aspirent à plus d’autonomie, de reconnaissance et à un meilleur équilibre entre vie professionnelle et personnelle, le « management à la française » reste imprégné des logiques fayoliennes-tayloriennes verticales. En comparaison, les modèles managériaux scandinaves ou anglo-saxons, plus horizontaux et ouverts à la négociation, apparaissent mieux adaptés aux réalités contemporaines.
L’entreprise comme enjeu de démocratie sociale
L’éloignement croissant des entreprises de leur rôle social pose la question de leur place dans la démocratie. Longtemps lieu de cohésion et d’épanouissement potentiel, l’entreprise est devenue pour beaucoup une source d’hostilité et de mal-être. Comme le rappelle Maëlezig Bigi, sociologue et chercheuse au Lise et affiliée au Centre d’études de l’emploi et du travail, les dispositifs de dialogue social se sont érodés, à l’image de la suppression des CHSCT, réduisant les espaces de concertation sur les conditions de travail. Les restructurations incessantes et l’hyperflexibilité prônées par la financiarisation ont ainsi transformé l’entreprise en un lieu où prédomine l’individualisme.
Face à cette crise, il devient urgent de repenser le rôle de l’entreprise dans la société. Des initiatives comme les Assises du travail en 2023 ont souligné la nécessité d’une « révolution managériale », prônant plus de confiance, d’autonomie et de dialogue entre les différentes parties prenantes. Les entreprises doivent évoluer pour devenir des espaces d’échange et d’innovation sociale, tout en conciliant leurs objectifs économiques avec les aspirations humaines et collectives.
Pour une entreprise au service du bien commun
La financiarisation des entreprises a révélé ses limites en accentuant les inégalités, en dégradant les conditions de travail et en érodant le lien social. Si elle a permis d’augmenter temporairement les profits, elle a souvent été au détriment de l’avenir, que ce soit en termes d’investissements productifs ou de bien-être des salariés.
Repenser la place des entreprises dans notre démocratie sociale est une nécessité impérative. Cela passe par une transformation profonde des modes de gouvernance et de management, mais aussi par une redéfinition de leurs objectifs. Faire de l’entreprise un espace de création de valeur à la fois économique, sociale et humaine est un défi majeur, mais indispensable pour réconcilier capital et travail dans une société plus juste et durable.
Pour conclure, la financiarisation des entreprises a contribué à transformer leur gouvernance, au détriment des salariés, de leurs conditions de travail et de leur bien-être au travail. Face à ces dérives, la codétermination émerge comme une alternative. Ce modèle pluraliste, déjà en vigueur dans plusieurs pays européens comme l’Allemagne et les pays scandinaves, incluant le droit de véto des salariés et leur intégration au sein des conseils d’administration, leur permet de participer aux décisions stratégiques.
Portée comme revendication par la CGT dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, la codétermination propose une gouvernance équilibrée, conciliant les intérêts des actionnaires et des salariés sous une coordination efficace des dirigeants. Ce modèle renouerait avec l’esprit des Trente Glorieuses, où l’alliance entre salariés et dirigeants permettait de contenir le pouvoir de la sphère financière. Repenser la gouvernance des entreprises autour de la codétermination est assurément une réponse aux excès de la financiarisation, en inscrivant l’entreprise dans une logique de responsabilité sociale et d’intérêt général.