Vignes semi-larges

Le vigneron barséquanais Simon Normand en Val Moré, où sont ses 40 ares de vignes semi larges. « Celui qui fait déjà des bons vins avec les vignes traditionnelles, il n’y a pas de raison qu’il n’y arrive pas avec les vignes larges…»

L’UNION DU 28/06/2021

Le débat sur les vignes semi-larges en Champagne tourne au vinaigre. Pas dans l’Aube, cependant, où l’inscription au cahier des charges de l’appellation de ce mode de conduite plus économe en temps et en intrants suscite une forme de consensus. Sans doute le parcellaire, moins morcelé qu’ailleurs dans l’appellation, joue-t-il un rôle. Dans la Marne, c’est une autre histoire. Pour les vignerons indépendants de Champagne et quelques autres, dont la CGT du champagne, comme Raphaël Bérèche, à Ludes, c’est même devenu un point de crispation.

« Ça cristallise beaucoup d’interrogations qui ne sont pas techniques »

Les vignes semi-larges, « ça cristallise beaucoup d’interrogations qui ne sont pas techniques », résume Denis Velut. Le vigneron montgueuillat ne se cache pas d’y être favorable (« Il y a quarante ans, je taillais des vignes semi-larges en

Bourgogne ») mais souligne que la Champagne « ne s’est jamais remise de la crise de 2008 ». En 2003, « quand la délimitation a été votée, on était partis pour vendre 400 millions de bouteilles », rappelle-t-il. Aujourd’hui, alors que la

Champagne sort d’une année à moins de 250 millions de cols, et qu’il est trop tôt pour dire à quoi ressemblera 2021 (même si les mois d’avril et de mai suscitent l’optimisme d’un certain nombre d’observateurs), ce mode de conduite de la vigne crispe une partie des acteurs de l’appellation.

Les doutes exprimés par les opposants au dossier sont nombreux. Ils concernent, pêle-mêle, la qualité finale des vins, le volet social (moins de postes dans les vignes), la trop grande rapidité du débat (le vote est prévu pour le 27 juillet) ou encore le flou autour des questions de rendements. Sans oublier les maladresses, réelles ou ressenties, de communication de l’Organisme de défense et de gestion, qui n’est autre que le Syndicat général des vignerons.

« 20 % de perte de rendement dans une vigne à 20 000 et dans une vigne à 10 000,

ça ne fait pas le même effet ! »

Sur ce point, un certain nombre d’interlocuteurs regrettent que l’accent ait été mis sur l’aspect économique, qu’ils ne perçoivent pas comme moins important que l’aspect qualitatif. Il est sans doute impossible de résumer un tel débat en deux pages. Il n’est pas non plus question de reprendre les données du dossier technique du Comité champagne. Peut-être certaines données mériteraient-elles d’être précisées. Sur les pertes de rendements qu’un passage en vignes semi larges peut causer, par exemple. Parce que, comme le souligne un vigneron en pleine interrogation sur le sujet, perdre « 20 % de perte de rendement dans une vigne à 20 000 (kilos par hectare, NDLR) et dans une vigne à 10 000, ça ne fait pas le même effet ! » Qu’en est-il du pinot meunier, par exemple, pour lequel des données précisent que la perte de rendement serait plus proche de 50 % ? Et le pinot noir, est-il plus concerné que le chardonnay ?

« Celui qui veut faire du rendement »

C’est sans doute le premier point que le vigneron barséquanais Simon Normand évacue d’un haussement d’épaules : « Celui qui veut faire du rendement, il y arrivera toujours », assure-t-il. C’est son père Jean-Louis qui a planté les deux fois 40 ares de Val Moré, une partie en semi-larges, l’autre comme témoin.

Le domaine de la Borderie, qu’il a repris avec sa sœur Marie, a « quinze ans de recul » sur le sujet et les rendements, dans cette vigne où ils sont contrôlés au maximum, ne sont pas un souci. « Celui qui fait déjà des bons vins avec les vignes traditionnelles, il n’y a pas de raison qu’il n’y arrive pas avec les vignes semi-larges », souligne-t-il. Sans oublier les avantages techniques (réduction des phytos, plus grande facilité à gérer les couverts végétaux et, en bonus, la possibilité de faire de la vitiforesterie en haute tige, « puisqu’on n’enjambe pas les rangs avec un tracteur »).

« D’un point de vue analytique, c’est toujours un peu plus mûr et un poil plus acide… »

La question de l’adaptation au changement climatique reste en suspens. Selon le dossier, les risques d’échaudage sont plus élevés mais ni Simon Normand, ni
Denis Velut ne sont d’accord. Le premier ne l’a pas constaté et le second raisonne : les vignerons qui ont expérimenté, se sachant observés, ont travaillé leur vigne comme « un jardin à la française » et ont sans doute « un peu trop effeuillé ». L’explication en vaut une autre mais la question est fondamentale : l’échaudage est presque devenu une habitude dans la Côte des Bar.

Les vins, eux, sont « dans la typicité d’un pinot noir de la Côte des Bar », estime Simon Normand. « D’un point de vue analytique, c’est toujours un peu plus mûr et un poil plus acide », poursuit le vigneron. Cette acidité supplémentaire est due à l’acide malique, « qui est plus élevé » que dans le témoin.

« La dégustation à l’aveugle est une école d’humilité »

 

Sur le profil des vins, justement, le débat fait rage. La dégustation est pourtant « le juge de paix », comme l’explique Benoît Fleury, plutôt favorable aux vignes semi-larges pour des raisons environnementales mais qui s’inquiète de l’aspect qualitatif. Le dossier technique du Comité champagne précise que deux tiers des échantillons ne montrent pas de différence mais des échanges avec des vignerons ayant participé à des dégustations montrent que les avis sur ce sujet sont contrastés. Si un d’entre eux estime en riant que « la dégustation à l’aveugle est une école d’humilité », un autre estime avoir trouvé les vins issus de vignes semi-larges « beaucoup plus fatigués », parfois « plus chauds et moins tendus ». Après, atténue ce dernier, la question de la vinification des échantillons se pose. Mais aussi, estime-t-il, la question des densités de plantation.

Une génération pour replanter

Pour les opposants et les sceptiques, c’est même un argument massue : les meilleurs vignobles du monde sont en haute densité de plantation et « ce n’est pas pour rien », notent, sans concertation préalable, Benoît Fleury ou Raphaël Bérèche. La diminution du nombre de ceps à l’hectare qu’implique le passage en vignes semi-larges est donc un risque qualitatif. Pour Denis Velut, cet argument ne tient pas. « Il suffit de regarder nos collègues alsaciens, la plupart des vins suisses… » Quant aux inquiétudes sur la typicité des vins, il estime qu’on a « beaucoup plus perturbé leur profil en passant au désherbage chimique ». D’ailleurs, remarque-t-il, le retour du labour « rechange le profil des vins… »

En définitive, ceux qui sont favorables au dossier soulignent qu’il ne s’agit pas de forcer les gens, mais d’ouvrir les expérimentations à grande échelle. Et puis, estime Denis Velut : « Il faut une génération pour replanter un vignoble ».

 

Jean-Marie Barillère pour « le droit à l’expérimentation »

« Les vignes semi-larges ? Je n’en pense que du bien », affirme Jean-Marie Barillère, le président de l’Union des maisons de Champagne. « On parle beaucoup de transition environnementale, de diminution des intrants, des gaz à effet de serre, tout cela va entraîner des modifications de notre manière de cultiver la vigne », estime-t-il. « Les vignes semi-larges, il y a eu 20 ans d’essai, c’est un dossier qu’on connaît bien en Champagne », continue le coprésident du Comité champagne, qui évoque également « les cépages améliorés » : « On doit pouvoir expérimenter différentes techniques sur des surfaces importantes ». Cette notion d’expérimentation « grandeur nature » est pour lui « le point critique ».

Certains vignerons expriment des craintes sur la qualité ? Jean-Marie Barillère répond par d’ancienne innovations, greffe, changement du mode de plantation « pour faire passer le cheval », retard du cycle végétatif de « 15 jours, trois semaines » : « Les cépages qu’on connaît n’existeront peut-être plus dans cinquante ans ». Et puis, insiste-t-il, il faut un « droit à l’expérimentation » : « Je crois beaucoup à l’expérimentation, à l’innovation par les acteurs eux-mêmes ». Face au changements, climatique comme sociétal, il faut « préparer l’avenir, améliorer la qualité de l’air pour nos concitoyens ». Ce sont, assure Jean- Marie Barillère, « des enjeux majeurs pour nos générations futures ».

 

 

Jean-Baptiste Lécaillon : « La faute serait de ne pas bouger »

« La difficulté de ce dossier, c’est qu’on en a fait un sujet seul mais le mode de conduite dépend aussi du terroir, du matériel végétal, c’est un outil parmi d’autres, comme la taille en cordon ou en chablis », estime Jean-Baptiste Lécaillon. « Il n’y en a pas un des deux qui a raison sur l’autre », continue-t- il. « On peut dire la même chose des densités de plantation, il y a des terroirs qui méritent des grandes densités, avec un mode de conduite bio, un peu moins vigoureux… »

Roederer n’en plantera pas

Si on a demandé son avis au chef de cave et directeur général adjoint de Roederer, ce n’est pas pour faire joli. La maison rémoise est une pionnière de la campagne d’essais sur les vignes semi-larges : elle a planté ses premières dans les années 80 et possède, en Californie, des vignes plantées densités équivalentes. Pour autant, les « VSL », telles qu’elles sont présentées dans le dossier technique du Comité champagne, Roederer n’en plantera pas. C’est Jean-Baptiste Lécaillon lui-même qui l’a dit, à Drinks international, en mars de cette année, à l’occasion du numéro spécial « Most admired champagnes 2021 ».

« On n’a pas à être pour ou contre »

Autant dire que, au moment où le débat sur les VSL a pris de l’ampleur au sein de l’appellation, cette prise de position a été remarquée. Pourtant, il n’y a pas de contradiction, estime Jean-Baptiste Lécaillon : « On n’a pas à être pour ou contre les vignes semi-larges, c’est comme si je disais que j’étais pour le bleu et contre le rouge. » Le chef de cave insiste : « Nous avons un vignoble travaillé avec notre propre sélection massale, sur des terroirs très crayeux, avec des petits raisins, des petits porteurs, peu de feuillage et de racines… »

Les vignes semi-larges ne sont donc pas adaptées à ce terroir-là. Au contraire, même : « L’équation est simple : je peux me permettre de densifier parce que c’est ce qui me donne le meilleur équilibre », explique-t-il. Les vignes semi-larges, Roederer en a déjà, en Californie, sur « des terroirs profonds, avec une nature généreuse, du soleil, de l’irrigation, là-bas, le meilleur équilibre est là »

Et puis, « une fois que j’ai dit ça, ma position est simple : je suis prêt à tout essayer tant que les vins sont bons, ce n’est pas la règle de la densité qui fera la qualité du vin, c’est l’attention portée par le vigneron à trouver l’équilibre entre cépage, mode de conduite et densité ». L’univers est « changeant », estime Jean-Baptiste Lécaillon. « Il faut toujours expérimenter, si on ne le fait pas, et si on ne le fait pas à grande échelle, on ne saura pas… »

Et à la dégustation ? « Ça peut faire de bons vins, c’est droit, c’est franc, je n’ai pas la profondeur d’une grande densité mais là, je vous parle avec ma perception… » Le chef de cave note qu’il a fait « des dégustations avec des vignerons qui trouvaient ça meilleur » : « La Champagne est diverse ».
Peut-être note-t-il un « léger manque d’acidité » dû à la moindre profondeur :
« Une densité plus faible donne moins de matière », estime-t-il. « Pour autant, il n’y a pas de différence à l’analyse sur l’acide ou le pH ».

« On verra dans dix ou quinze ans »

Les vignes semi-larges sont « une innovation » : « On n’avancera pas sans innover, laissons les gens avancer, on verra dans dix ou quinze ans », plaide-t-il. « Peut-être que, dans dix ou quinze ans, je regretterai de n’avoir pas commencé. Si on n’avait pas essayé la greffe en 1880… » hasarde le chef de cave. « L’histoire du vin n’est faite que d’essais et d’erreurs, ce sont les appellations qui ont figé les choses. Vous croyez que les moines qui ont défriché la Romanée-Conti y avaient pensé ? » Et il conclut : «La faute, s’il y a une faute, elle serait de ne pas bouger. C’est plutôt une bonne nouvelle qu’on se pose ces questions-là ».

 

 

Raphaël Bérèche : « Nos concurrents, ils vont rigoler… »

C’est peu dire que Raphaël Bérèche est excédé de la situation : « On ne sait plus trop dans quel sens prendre ce problème ». Les vignes semi-larges, le vigneron n’en veut pas et il le clame, haut et fort : « C’est l’industrialisation qui prend le pas, le syndicat dit au peuple : je vais vous baisser les coûts et ça va être formidable… » Il soupire : « Nos concurrents, ils vont rigoler… » Pour le vigneron, qui est également président de la section locale de Ludes, tout cela pose « un problème d’image » de la Champagne à l’export.

Raphaël Bérèche garde un souvenir crispé d’une dégustation confidentielle organisée le 19 mai pour une trentaine de vignerons. Au menu, les nouveaux cépages et les vignes semi-larges. « Ce qui était perfide, c’était qu’on nous demandait : alors, champagne ou pas champagne ? » Que dans deux tiers des cas, il n’y ait pas de différence entre les vignes semi-larges et les vignes étroites ? Pour Raphaël Bérèche, le problème, « c’est le panel de dégustateurs… ». Lui, il a trouvé les vins « maigres », avec « une absence de densité ». Et puis, « pas moyen de discuter » : « Par rapport au réchauffement climatique, les vignes semi-larges, c’est un non-sens ! Mais le président du syndicat, il écoute, mais il ne répond pas. » Rien que sur le volet social, ces vignes semi-larges vont supprimer des emplois. Pour la Champagne, estime-t-il, ça la fiche mal. Bref, le vigneron de Ludes se démène. Il a même organisé un vote dans sa section locale. Ses collègues ont voté contre les vignes semi-larges. « On ne sait plus trop quoi faire… »

Pour Raphaël Bérèche, tout cela « est précipité » : « On sort à peine du Covid et on organise un vote en juillet ? ».

Pourtant, la Champagne « à 8 000, 9 000 kilos (par hectare, NDLR) ne s’en sort pas trop mal ». Sur l’environnement, les vignerons « s’y mettent » : « On y arrive, les gens sont en train d’arrêter les herbicides et là, on est en train de leur vendre un truc standardisé qui va faire un très bon champagne bas de gamme ». Toutes les « VSL » sont « plus mûres et moins acides, ça me fait peur ».

Encore un non-sens, alors que « la Champagne peut aller très loin ».