Réveillés aux aurore, les travailleurs étaient entassés dans une fourgonnette jusqu’aux lieux de récolte. Crédit photo l’Humanité
Ce n’est pas parce que l’esclavage a été aboli deux fois en France, en 1794 puis en 1848, qu’il n’existe plus. Il a simplement changé de forme. L’esclavagisme et plus généralement les rapports de domination des riches et de soumission des classes laborieuses ont toujours été et seront toujours des corollaires de l’idéologie libérale. L’abolition de l’esclavagisme n’est d’ailleurs pas le fruit d’une prise de conscience humaniste des dirigeants. Elle est avant tout le fruit des révoltes des esclaves, en particulier la révolte de Saint-Domingue qui deviendra « Haïti » après que les esclaves aient recouvré leur liberté par les armes. Mais elle est aussi le résultat d’un calcul économique et froidement « rationnel » des esclavagistes eux-mêmes.
En effet, posséder des esclaves impliquait de les nourrir et de les loger afin qu’ils soient à même d’exécuter des travaux plus que pénibles dans des conditions inhumaines, ce qui représentait un coût non négligeable. Il était donc finalement plus intéressant de leur donner un petit revenu pour qu’ils se chargent eux-mêmes de subvenir à leurs besoins. C’était d’autant plus intéressant que les propriétaires d’esclaves furent indemnisés pour leur perte de propriété à la promulgation de l’abolition. Ainsi, Haïti dû indemniser les propriétaires des ex-esclaves, leurs familles et leurs descendances jusqu’en 1950 ! Ajoutons à cela que le sentiment d’une apparente liberté réduisait considérablement les risques de révolte. Les propriétaires d’esclaves, eux, n’eurent qu’une petite concession à faire : celle de renoncer à satisfaire leur plaisir sadique en infligeant des châtiments corporels, parfois jusqu’à la mort, afin de se parer des vertus du progressisme et devenir des patrons !
Les conditions de travail, elles, ne changèrent pas fondamentalement, mais rendues plus acceptables du fait de la disparition de la violence des châtiments corporels, elles purent s’appliquer au plus grand nombre. Ce qui reste de l’esclavage aujourd’hui, ce sont précisément ces conditions de travail que l’on voit se pratiquer ici ou là et, de plus en plus souvent, comme un phénomène qui gagnerait du terrain. Et, notre région ainsi que notre secteur d’activité ne sont pas épargnés. Les scandales qui ont éclaboussé la Champagne lors de la vendange 2023 sont d’un ordre tout à fait comparable.
Il faut être clair sur la nature des pratiques de traite d’êtres humains auxquelles se sont livrés, par cupidité, ces patrons et ces prestataires : ces pratiques ne sont pas des dérives, elles sont le fruit naturel de l’idéologie libérale néo-propriétariste qui prédomine au sein du patronat, partout y compris en Champagne. Il suffit pour s’en convaincre de lire Malthus. L’idéologie libérale trouve en effet ses fondations dans la pensée de l’école classique britannique du 18ᵉ siècle, avec Adam Smith, bien sûr, et sa fable fondatrice de » la main invisible « , mais aussi avec Malthus et son sinistre » Essai sur le principe de population » dans lequel il développe sa théorie de la » sélection naturelle économique » qui donnerait la nausée à quiconque possède encore une once d’humanité. Le principe en est simple : le marché du travail s’équilibre par la mort de ceux qui ne peuvent pas subvenir à leurs besoins. Imparable… mais abjecte ! Considérer les événements de la vendange 2023 comme des dérives reviendrait à dédouaner la logique libérale de ses effets délétères.
En quelques décennies, le Champagne s’est construit une image de produit d’exception. Mais il ne faut pas oublier que la richesse de son histoire sociale a contribué à sa grandeur. L’économie a connu un virage ultralibéral dans les années 90 et une accélération du phénomène dans les années 2000. La Champagne ne fut pas épargnée. Le » vampirisme » de la finance et de l’actionnariat s’est imposé depuis comme le modèle de gestion par excellence faisant de la recherche de marges sans cesse croissantes un horizon indépassable. Or cette recherche sans fin d’augmentation des marges implique, de fait, une réduction des charges de production, et en particulier, celles liées aux personnels. Aujourd’hui, la vendange 2023 en témoigne, l’image de la Champagne, aussi maîtrisée soit-elle, peine à masquer une volonté de rompre avec la construction sociale du Champagne.
Reims, le 24 octobre 2023
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